Entretien vec Christian Gayetti et Stéphane Benedetti à la colle s/loup 2007.

L’analyse, par exemple : l’analyse, il ne connaît pas. « — Comment fait-on ? — Comme ça ! — Oui Sensei, mais pourquoi fait-on comme ça ?


Entretien à la colle s/loup été 2007.

Quelles sont les raisons qui vous ont fait rester avec Me Tamura ?

Chr. Gayetti (CG) : Parce que je l’ai connu à ses débuts… Parce que… C’est difficile de parler d’un maître, de mon maître… J’en ai connu quelques autres, mais pas dans la même relation. Sans être un intime, j’ai fréquenté Me Tamura régulièrement, toutes les semaines, pendant des années, pendant les stages… Ce que j’ai découvert, c’est qu’au delà de sa technique, qui est pour nous quelque chose de merveilleux et qui est l’exemple que l’on a envie de suivre, il y avait aussi cette dimension humaine. Me Tamura a toujours été quelqu’un de très présent à tous ses élèves, à tous les élèves qui étaient là, qui étaient fidèles, c’est-à-dire qui étaient sur le tapis. Toujours très attentif et prévenant à leur égard. Ce que je vais dire est peut-être un peu excessif, mais un peu comme un père avec ses enfants. A cette époque-là j’étais jeune, j’avais 25-30 ans, je découvrais la vie : Me Tamura a huit ans de plus que moi, c’était un peu un sempaï et il était toujours là, toujours présent à ce qui pouvait se passer dans nos vies. C’est comme ça que je l’ai vécu. Et c’est ce regard, cette présence, cette attention à ses élèves qui m’a toujours touché et me touche encore aujourd’hui et qui m’attache à lui. Je pense que ça se tient : la pratique, la technique, ce que l’on fait sur la tapis et ce que l’on vit. A un moment donné, on se rend compte que notre pratique est intimement liée à ce que nous sommes profondément dans notre cœur, dans nos émotions, dans notre tête, dans nos idées, dans notre psychisme. C’est cela qui est en jeu. La technique, il faut d’abord l’apprendre, la répéter, la répéter, la répéter jusqu’à ce qu’un jour on commence à l’oublier. Mais il faut bien la répéter, pas n’importe comment:c’est important. Et quand on commence à s’en libérer, on entre dans des notions très subtiles en aïkido, celle de kamae, celle de maaï. Ce sont des éléments dont on a l’impression, au début, que l’on peut les mesurer, que c’est quelque chose de mécanique, mais non, c’est quelque chose de très subtil.
Aujourd’hui dans ma pratique je découvre ces éléments-là, mais cela va beaucoup plus loin qu’une simple exigence physique ou corporelle. Cela va dans une dimension qui laisse entendre : «Qu’est-ce qui est présent là, face à mon partenaire qui m’attaque ? Dans cette rencontre, qui rencontre l’autre ? Qu’est-ce qui se passe là ?» On s’aperçoit de cet instant-là, sous cet angle-là, parce que l’on s’aperçoit que l’on met des choses qui ne devraient pas être là. Par exemple:«Je ne peux pas travailler avec un tel, pas avec Stéphane avec ses gros bras, aï aï aï, qu’est-ce qui va se passer … ». Ou bien : «Untel, avec celui-là je suis tranquille, je n’ai même pas besoin de regarder…». Tous les éléments de ce genre sont perturbants, ils font qu’on ne trouve pas sa liberté. Et justement, l’aïkido, pour moi c’est essayer d’arriver à retrouver cet instant de rencontre simple où on est entièrement présent. Pour moi, la pratique c’est ça, sinon aujourd’hui cela ne m’intéresserait pas.
Heureusement, il y a aussi un véritable plaisir physique dans la pratique de l’aïkido. Dans ma pratique de l’aïkido, la première chose que j’ai constatée, c’est qu’au bout de deux heures d’entraînement j’étais en pleine forme, comme si la vie redémarrait. Alors qu’on arrive fatigué, que l’on s’est peut-être même forcé à venir. C’est une des caractéristiques de cette pratique sur le plan vital.
Sinon, la pratique de l’aïkido c’est une remise en question du moi : que représente ce moi, qu’est-ce que c’est ? Et cela ne m’engage pas seulement sur le tapis : nous sommes là, en train de discuter, il ne se passe rien de vital, mais c’est du même ordre : on se rencontre ou on ne se rencontre pas… tout est là.
L’aïkido a été pour moi une source permanente d’interrogation, de questionnement. Je crois que c’est propre à tous les pratiquants, ou alors…

S.Benedetti (S.B) : … ou alors on doit finir par s’ennuyer.

C.G. : …ou alors on ne reste pas, ce n’est pas possible.

AJ : Quand avez-vous commencé à percevoir cette autre dimension ?

CG : C’est une découverte de son corps dans l’espace, j’ai essayé, un peu à mon insu, de mettre en place des critères qui, avec les années, ont pu changer dans ma pratique. Quand j’ai passé mon 1er dan, pas ce jour-là, mais à cette époque, j’ai découvert que j’arrivais à être déséquilibré par mon partenaire, alors que cette sensation de déséquilibre, je ne l’avais jamais perçue. On tombait parce que l’on avait mal. Cela a été une première perception de moi dans l’espace. Après, par la suite, j’ai eu la notion de kokyu, de kokyu rokyu, et je me suis rendu compte que c’était quelque chose qui apparaissait quand notre corps avait une certaine unité. Quand le corps agit en unité, pour moi c’est kokyu. C’est-à-dire que ce qu’exprime la main, c’est l’engagement du corps dans sa globalité. Après, plus tard encore, est venue la notion de verticale : se tenir droit. On peut se dire que c’est quelque chose d’évident, mais ce n’est pas le cas. La notion de verticale sous-entend un centre de gravité à partir duquel l’action doit être menée.
C’est la pratique qui nous permet de découvrir ça. Mais il faut faire attention, il ne faut pas se tromper:on peut avoir une pratique de culturiste, et passer à côté…
SB :Tu veux dire une pratique de sportif…

CG : … et on peut avoir une pratique où on met soi-même en œuvre ces éléments-là. J’ai commencé à percevoir ça quand j’ai commencé à regarder les Senseis avec un peu de recul : j’ai vu que ces gens là, quand ils travaillent, avaient une simplicité dans leurs gestes, qu’il y avait toujours une verticale, Je me suis dit que c’était magnifique. Et j’ai essayé… mais ce n’est pas évident ! Et c’est ce qui me concerne aujourd’hui:être tranquille sur ma verticale, sur mes appuis. Ce changement-là, cela engage le corps, mais cela engage aussi des notions beaucoup plus subtiles : se tenir droit, ce n’est pas seulement se tenir droit physiquement, bien planté…

SB : Celui qui ne se tient pas droit est un désaxé !

AJ : Vous avez donc commencé à enseigner au dojo d’Alain Guerrier. Et votre premier propre dojo ?

CG : J’ai commencé à Aix, après je suis allé à Montbelair. C’est un ami qui pratiquait avec moi qui m’avait demandé de venir enseigner à Montbelair où lui même habitait. Cela a duré deux ans. Dans les petits hameaux, c’est toujours pareil:au départ il y a de l’émulation, il y a une dizaine de personnes qui restent environ une année, puis après ça s’est étiolé. Je suis redescendu sur Marseille, au Judo Club de France, c’était un beau dojo, et j’y suis resté quelques années. Je travaillais à Marignane, je descendais le soir, à un moment c’est devenu l’enfer, entre autre pour se garer. J’ai commencé à avoir des relations avec des gens sur Avignon et j’ai trouvé l’opportunité d’un cours sur Avignon. Là, les circonstances de la vie ont fait que j’ai rencontré une amie, ce qui a fait que j’y allais plus facilement et avec les années j’ai fini par avoir un vrai noyau de pratiquants qui sont toujours là présents. En aïkido il n’y a pas beaucoup de renouvellement. Il y a beaucoup de gens qui passent, mais ce sont de plus en plus des anciens qui pratiquent. Je suis sur Avignon depuis les années quatre-vingts.
Le problème des dojos, en France, c’est de trouver un espace : les espaces privés sont très chers et les espaces municipaux sont difficiles à trouver. L’Aïkido Club de Champfleury possède un très bel espace, puisqu’il y a 400 m² de tapis. Ce n’est pas un vrai dojo en ce sens qu’il y a aussi d’autres activités, mais je suis quand même heureux de cet espace.

AJ : Vous êtes en association ?

CG : Je suis en association, parce que c’est une obligation. Ce n’est pas ce que ça me rapporte : je n’ai jamais vécu de l’aïkido. Cela n’a jamais été mon idée. Cela m’a aidé à un moment donné de ma vie, parce que je fais partie des générations qui ont été licenciées et cela m’a permis pendant quelques années à faire face. Mais cela ne me permettait pas d’en vivre. On a rêvé à un moment donné de créer son propre dojo, de trouver un lieu, mais ça ne s’est jamais fait.

AJ : Vous avez donc travaillé avec Me Nakazono…

CG : Oui, j’ai rencontré Me Nakazono en 1960…

SB : Il a quitté la France en 72…

CG : Et en 1964, quand Me Tamura est arrivé, il est allé sur Paris en 1965. J’ai croisé Me Noro, j’ai participé à un de ses stages et j’ai été impressionné. Et puis, dans les années qui ont suivi, Me Tamura a invité Chiba Sensei, que j’ai eu l’occasion de connaître. Ce sont des personnages qui ont été très impressionnants pour moi.
Les années 70, c’était l’époque où on lisait Castañeda. Castañeda a un maître, don Juan, et ce maître-là fait venir de temps en temps un autre maître, don Genaro. Don Juan est quelqu’un de merveilleux, par contre, quand don Genaro vient, c’est la terreur, parce qu’il fait des choses terribles. Et ma relation avec Me Tamura c’était ça : c’était mon maître au quotidien, et quand Me Chiba était là, c’était la terreur. Ce sont deux personnages tout à fait différents, aussi merveilleux l’un que l’autre. J’aime bien Me Chiba, c’est quelqu’un de très chaleureux. Mais mon maître, c’est Tamura Sensei.
La pratique qu’il avait quand il est arrivé en France, et sa pratique aujourd’hui… peut-être que pour lui il n’a pas changé, mais pour moi c’est deux mondes différents. Ou alors cela se situe dans une continuité que je n’ai pas vue, que je n’ai pas su suivre. Aujourd’hui, cela m’interroge plus, cela me laisse entrevoir des choses que j’ai pu lire, ou rêver, par rapport à l’énergie d’un corps il y a des choses qui sont interrogeantes. C’est très difficile d’en parler parce qu’on n’est pas d’une culture où l’on peut analyser ces choses-là.

AJ : Dans notre pratique, ce que l’on ressent est très important, mais jamais les maîtres japonais ne nous parlent de ça. Aujourd’hui, et je vois ça en Allemagne, il y a des gens qui, après trente ou quarante ans d’aïkido, se libèrent des maîtres japonais : ils font la même chose, mais avec leur propre références culturelles.

SB : Ce qui est important c’est que des gens comme toi ou moi, aujourd’hui, on renvoie quelque chose aux Japonais qui nous ont enseignés. Je vois très bien : les interrogations que tu peux avoir, qui ne sont pas nécessairement les mêmes qu’un Japonais, c’est une manière de voir qui est enrichissante. Même Tamura Sensei – j’ai plus de facilité que d’autres à discuter avec lui, parce que je connais la langue – il est parfois surpris par certaines approches, ou une certaine manière d’expliquer les choses, qui ne lui sont pas évidentes. L’analyse, par exemple : l’analyse, il ne connaît pas. « — Comment fait-on ? — Comme ça ! — Oui Sensei, mais pourquoi fait-on comme ça ? — On fait comme ça, parce que c’est comme ça ! ». Nous, on a tendance à ne pas se contenter de ce genre d’explication. Finalement, cela nourrit en sens inverse. Je trouve que c’est très intéressant, la relation quand tu nourris celui qui t’a nourri. C’est une relation riche. Si c’est en permanence une relation à sens unique, il y a quelque chose qui ne va pas. Là il ne s’agit pas seulement d’une relation de personne à personne, mais de culture à culture, et je pense que c’est une bonne chose. Ce n’est pas une confrontation, mais un enrichissement réciproque.

CG : Là, je partage absolument ce que tu dis. Chez nous ça passe d’abord par la tête : avant de sauter, il faut que l’on nous explique pourquoi et comment…

SB : Pourquoi sauter ? Il n’y a pas de raison de faire un complexe parce que l’on est Européens…

CG : Je ne fais pas de complexe, mais je suis en manque d’informations, c’est-à-dire en manque d’images, parce que ma culture passe par ça. Bien que dans toutes mes années de pratique j’ai bien vu que les choses avaient changé dans la présence que j’avais. Quand un élève te dit : « Je ne sais pas comment on fait avec toi, mais il suffit que je travaille cinq minutes pour que j’ai l’impression que tu m’as vidé de mon énergie», c’est toujours interrogeant. Qu’est-ce qui se passe ? Il y a cette verticale, cette façon de travailler par rapport à un centre qui fait la différence. Il ne s’agit pas de se dire : « A partir de maintenant je vais me tenir comme ça.» C’est quelque chose qui doit se mettre en place avec le temps et qui devient naturel. Et qui peut s’améliorer : ce ne sont jamais des acquis définitifs.

AJ : Pourquoi l’aïkido est-il difficile ? Pourquoi a-t-on toujours tendance à utiliser la force ?

CG : Justement, parce que ça passe trop par la tête. Parce qu’on aborde la chose avec des images préconçues. Avec des peurs. Si on se contracte, c’est à cause de la peur. La peur de ne pas être, de ne pas paraître… Ce sont les premières choses qui nous font nous contracter. A ce stage j’ai eu l’occasion de travailler avec un enfant, il doit avoir tout juste 13 ans, c’est une merveille à le voir, il est tranquille, il bouge, il se place bien, ça ne pose aucun problème, alors qu’il y a des adultes dont on penserait qu’ils ont un recul, et justement, ils ont trop de recul, ils ne sont plus capables d’être tranquilles dans l’instant, cela n’a plus rien à voir… C’est un cheminement…

SB : Si je peux dire quelque chose là-dessus : il y a une chose à laquelle on ne fait pas attention, c’est qu’il n’y a pas un mouvement d’aïkido qui soit un mouvement naturel.

CG : Tu trouves ? Il y a une logique…

SB : Une logique…, je n’ai pas dit que ce n’était pas logique. La logique est extraordinairement précise. Mais ce n’est pas naturel du tout. Si tu m’attrapes le poignet, qu’est-ce que je fais ? Mon attention se porte ici et je. Mais si je fais ceci, c’est-à-dire que je me réorganise en te désorganisant… mais le fait d’apporter quelque chose dans la main ici, ce n’est pas naturel, ce qui est naturel, c’est de faire ça… Et si tu prends quelqu’un, il va faire ça, et il est persuadé de faire ce qu’il a vu, parce que les fonctions filtrantes du cerveau font qu’il n’a pas enregistré la différence. On pense avoir vu quelque chose, et que du moment où on l’a vue, c’est une vision objective, ce qui est entièrement faux, c’est une vision déjà interprétée : j’ai pris la main, il m’a vu prendre la main alors que sa main s’est portée dans la main. Ça, c’est très difficile, parce que c’est une rééducation de tous les mouvements, pour arriver à quelque chose qui, en apparence, est d’une aisance totale, qui est d’une logique parfaite, mais qui n’est pas facile à faire parce que ça va contre tout l’acquis. Cela répond peut-être à ta question. Je pense qu’en aïkido on manque de réflexion à ce sujet-là : pourquoi les gens ne peuvent pas faire des choses qui sont a priori pas si compliquées que ça. Parce que ça va contre le naturel. Dire que l’aïkido c’est naturel, c’est une jolie plaisanterie.
La marche en aïkido : tout le mouvement est basé sur ça. Nous on ne marche pas comme ça… on marche comme ça… Il y en a une où [il y a] torsion/contre-torsion, ce qui fait qu’il n’y a aucun changement de hanmi, que tu ne bouges pas autour de ton axe, alors que dans la marche dite pachydermique tu passes ton temps à changer de hanmi. Seulement, pour se déplacer comme ça sans avoir besoin de réfléchir, cela demande quelques années de travail. Probablement, tu le fais sans t’en apercevoir.
Il est difficile de ne pas regarder et de se contenter de voir. Tu regardes la main qui bouge : tu t’engages dans une activité corticale forte, ce qui fait que tu calcules, que tu te dis:«Quand est-ce qu’il faut que je bouge?» et c’est fini, évidemment:c’est évidemment décalé par rapport à l’action telle qu’elle est. Si tu te contentes de voir, ce qui est au niveau de la perception, tu passes en vision périphérique et tu bouges dans le mouvement. Tu as beau expliquer cela à quelqu’un, cela ne va pas lui permettre de le faire.
Il n’est quand même pas inutile de savoir de quoi l’on parle et ce que l’on cherche. Ce qui m’énerve en aïkido, c’est cette croyance, entretenue joyeusement par quelques enseignants, ce que je trouve relever à la limite de l’escroquerie, qui consiste à dire : « Vas par-là dans la forêt obscure, bande-toi les yeux et cherche quelque chose, mais je ne te dis même pas quoi.» Tu trouveras le mystère un jour, quand cela te tombera sur la tête, et tu as autant de chance que cela te tombe sur la tête que de gagner au loto.

CG : C’est vrai, je suis convaincu qu’il faut donner du sens à la pratique, cela peut faire changer les choses. Ma pratique a changé quand j’ai pu mettre des critères, des mots sur des choses que je ne voyais pas avant.

SB : Sinon on aboutit à tordre des poignets pendant cinquante ans, ce qui est une activité relativement peu intéressante. Ce n’est quand même pas ce qu’il y a de plus rigolo en aïkido, même si c’est marrant de temps en temps. C’est gamin.

AJ : Avez-vous travaillé avec Tadashi Abe ?

CG : Non, mais je l’ai vu en démonstration. Il était très impressionnant. Je me souviens avoir participé à des compétitions de judo, je n’étais pas au Judo Club de Provence, mais nous rencontrions en compétition des pratiquants du Judo Club de Provence, et je me souviens de Tadashi Abe assis parmi le public. Pendant toute la compétition, qui avait duré assez longtemps, il n’a pas bougé un seul instant. Je me souviens qu’à cette époque M. Jean Zin organisait des galas à l’Opéra de Marseille où il y avait des démonstrations d’arts martiaux, et je crois que Tadashi Abe faisait des démonstrations de casse. Ce que je connais, ce sont les histoires que me racontait Roberto [Arnulfo], qui lui, a débuté avec Me Abe. C’est lui qui m’a donné mes premiers cours d’aïkido, mais je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas fait le pas.

AJ : Mais tu as travaillé avec Me Nakazono ?

CG : Oui, mais le karaté. J’avais 20-21 ans, je découvrais un monde. De l’éducation que j’avais reçue et des études que j’avais faites, j’avais des images toutes faites de l’Extrême-Orient. Et là je découvrais quelqu’un qui avait une présence, une attention, une gentillesse, et qui avait aussi une puissance qui nous perturbait tous. Il était très généreux. Lui, il parlait beaucoup… Il nous racontait des histoires fantastiques sur les arts martiaux ! Il était quelque chose que je n’arrivais pas à saisir. Au delà de sa technique, il en avait du kokyu ! On n’utilisait pas ce terme, à l’époque. On parlait de la rate…
Quand je suis parti au service militaire, je me suis dit qu’il fallait que je trouve quelque chose qui me parle de ces notions-là. Je suis allé à la librairie Flammarion, Marseille, et je n’ai qu’un seul livre qui s’appelait «L’Esprit du Zen», d’Allan Watts. Et je suis parti avec ce livre-là, que j’ai trouvé merveilleux, avec des poèmes beaux comme tout… il y avait une page qui parlait des moines, et de la présence qu’ils avaient, du hara. Et quand je suis rentré du service, après 16 mois, je suis allé chez Flammarion et j’ai acheté « Hara, centre vital de l’homme » de von Durckheim. Ce livre a été déclenchant…

S.B. : Un beau ramassis de conneries…

CG : Une connerie ? Pour moi ça ne fait rien ! Ce livre m’a permis de faire le lien, de voir quelque chose de commun, entre ce que je voyais chez ces maîtres japonais et notre propre culture.
SB : C’est un livre qui a eu beaucoup d’influence.

CG : Il m’a donné envie d’en savoir plus encore.

SB : C’est amusant parce qu’Alan Watts est un philosophe qui a eu une influence déterminante sur le mouvement hippy. C’est un livre qui a eu une importance culturelle considérable, il a permis de faire entrer une certaine approche du Zen dans la culture occidentale.

CG. : Ce qui m’a accroché, c’est qu’à la fin de son livre il y avait une dizaine de pages de traduction de textes japonais. Je pouvais mettre des mots sur des choses sur lesquelles je n’avais jamais pu en mettre.

Parler technique, non. Les gens qui veulent à tout prix expliquer l’aïkido à travers les techniques… je n’en ai pas besoin. J’ai assez d’émerveillement avec ce qui m’est proposé, avec ce que je pratique avec Me Tamura. Peut-être est-ce dû à mon âge, mais je ne suis pas en quête d’efficacité technique. Je regrette qu’il y ait beaucoup de gens, parmi les anciens, qui éprouvent constamment le besoin, à travers leur pratique, de montrer leur efficacité, pour pouvoir dire que l’aïkido peut répondre à tout. Pendant des années je me suis demandé ce que je ferais si j’étais attaqué, mais maintenant cela ne me préoccupe plus.

AJ:Comment expliquez-vous l’aïkido aux débutants ?

CG : Je leur demande d’abord de me suivre dans ce que je fais et de répéter, sans plus. Je crois que le plaisir seul des mouvements, de la pratique, est suffisant. Après, quelle explication je peux leur donner… cela dépend beaucoup du contexte, de la situation, il y a des fois se pose une question à laquelle j’essaie de répondre… Je crois que tout professeur, à travers sa pratique, ne fait que mettre en évidence ce qu’il est en train de chercher. Il est donc certain que, quand je parle de la pratique à mes élèves, je ne fais que mettre en évidence ce que je suis en train de vouloir travailler, de rechercher. Aujourd’hui mon exigence est dans la verticale : se tenir droit. C’est quelque chose qui est très difficile à vivre pleinement... Quand il y a des interrogations parce que ça ne marche pas, je leur dis : « Répétez, répétez». Je pense que la pratique c’est répéter, avant que les choses n’apparaissent d’elles mêmes.

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