Philippe Gérard

Je ne voulais pas faire de compétition et je suis allé naturellement vers l’aïkido.


Philippe pendant notre entrevue …

P. G. : Dans mon club, j’essaye d’inviter régulièrement, au moins une fois par an, un expert d’une autre école, qui  a un vécu dans cette école, c’est-à-dire qui a au moins trente ans de pratique. Des personnes qui ont certes acquis des grades, mais pour qui les grades ne sont pas l’aboutissement ultime ou obligatoire et qui se posent des questions sur leur aïkido : pourquoi ils pratiquent, ce qu’ils essayent de transmettre, etc. J’essaye de trouver des gens qui, à travers leur corps, enseignent quelque chose en rapport avec l’aïkido qu’ils ont perçu. J’ai fait venir des personnes de la FFAAA, du Collège technique, Gilles de Chénerilles, qui enseigne à Sarrebruck. Il est venu un vendredi soir, il a fait des centaines de km pour venir pratiquer. Je ne lui offre rien, je lui demande seulement s’il est d’accord pour venir, avec ses élèves, nous faire partager sa pratique. C’est important pour moi qu’il vienne accompagné de ses élèves pour que ceux-ci puissent travailler avec mes élèves et avec moi.

 J’ai invité aussi quelqu’un de l’école Noro qui enseignait à l’époque à Vittel, un de ses premiers élèves. J’ai invité quelqu’un de la FFAB, j’ai invité quelqu’un de l’école de Saïto. J’ai invité aussi des Japonais, un professeur qui s’appelle Nitani de Kyoto, qui vient parfois à Toulouse. Et cette année je vais peut-être inviter quelqu’un qui est dans une forme d’aïkido très confidentielle, je crois qu’il fait partie de l’Académie du Ritsu Zen. C’est parce que j’ai envie de partager, de voir l’évolution des gens, ce qu’ils recherchent pour eux-mêmes et peut-être pour les autres … avec cet outil aïkido.

Je mon côté, je me déplace avec mes élèves. Nous sommes allés voir René Trognon dans son dojo à Charmes, nous sommes allés une fois dans un club Saïto. Nous avons aussi nos interclubs au sein du groupe. Pour moi, en effet, la cohésion d’une école passe aussi par l’échange au sein de l’école. On n’est pas enfermé dans son dojo. C’est le lieu où l’on apprend les techniques, mais on peut s’ouvrir aussi aux autres écoles, aux autres pratiques.

Avez-vous travaillé avec Anno senseï ?

Oui, je l’ai vu à Paris la dernière fois qu’il y est venu. Il est élève du fondateur et d’Hikitsuchi, mais ce n’est pas la même pratique. Même si le professeur était le même, au départ, les élèves ne sont pas automatiquement dans la même reproduction de la forme. Par contre les concepts et les principes aïkido étaient présents. Aujourd’hui, j’essaye d’enseigner des principes à travers des formes. Quels principes ? Guider l’autre, être relâché, ne pas déranger l’autre, se placer toujours au bon endroit, ne pas pouvoir être touché dans une réaction… Ces principes peuvent se réaliser à travers les techniques. Ikkyo, irimi, kote gaeshi restent les mêmes formes quelles que soient les écoles. Par contre les principes qui sous-tendent ces techniques peuvent être perçus différemment ou être différents selon les techniques réalisées. Certains principes peuvent être différents, dans ikkyo, en fonction de la façon dont on le réalise. Pour certaines écoles, l’objectif n’est pas de préserver  l’autre, c’est de le mettre au sol à travers ikkyo quelle que soit la saisie ou l’attaque et donc de gagner, de détruire l’autre à tout prix. Je pense que ce n’est pas de l’aïkido. Il n’y a ni gagnant, ni perdant en aïkido, selon moi. Il n’y a pas de faible, pas de fort. Il y a deux pratiquants, l’un qui est déterminé à vous perturber à travers une saisie ou une attaque, et celui qui réalise la technique, qui doit gérer cette situation sans détruire celui qui attaque.

Je pense que c’est important de réfléchir à ce que signifie le fait de tuer quelqu’un. Hier, aux informations, on montrait un attentat, on voyait à la télévision quelqu’un sortir d’une voiture, tuer directement le policier, ce sont des animaux.

Tout à fait. Mais les hommes restent des animaux….

Il me semble, oui.

Par contre, nous avons la morale, l’éthique, qui nous permettent de quitter ce domaine primaire des animaux, où de toute façon la subsistance est basée sur l’affrontement et sur la rivalité permanente.

Je comprends pourquoi les policiers américains tirent directement et réfléchissent après. Mais dans l’aïkido…

… l’aïkido est une morale, aujourd’hui. Je ne vais pas dire que c’est une religion, je dis que c’est une morale, une philosophie – pour moi, c’est la même chose. Quand le fondateur dit que l’aïkido doit être un instrument de paix dans le monde, il fait de la morale. Par contre il essaye d’utiliser un outil corporel pour arriver à cela. Le fait d’être bien dans son corps, donc bien dans sa tête, permet, dans des situations relationnelles perturbatrices, de retrouver de la sérénité. Cela permet d’aller vers le domaine de la paix, de la confiance. C’est donc une morale pour que les hommes vivent bien ensemble.

Comment fais-tu si Monsieur Poutine vient de ton côté…

De toute façon, tout régime politique dictatorial supprime la pratique des arts martiaux. Ils savent que les arts martiaux d’une part apprennent à se « battre », mais donnent aussi une certaine appréhension de la vie pour créer du mieux-vivre ensemble. Que ce soit en Union soviétique ou en Argentine, sous les régimes totalitaires, une des premières choses interdites était la pratique des arts martiaux.
Il y avait une approche pragmatique mais aussi une approche plus profonde. Lorsqu’on examine les faits divers, on ne voit pas beaucoup de pratiquants d’art martiaux en général, et d’aïkidokas en particulier, qui se battent dans la rue.

Le premier Japonais qui est venu en France…

Nakazono ? Mochizuki ? Mais c’était une autre époque, une autre culture. Je crois que le fondateur envoyait ses élèves tester leur aïkido sur les ports à Tokyo, et il paraîtrait que Saïto avait des cicatrices sur tout le corps. Quand j’ai commencé l’aïkido, certains Français rappelaient ces anecdotes. Ils disaient qu’il n’y avait pas de passages de grades il envoyait ses uchi-deshi, à l’époque, se tester dans la rue. Mais le fondateur a évolué, lui aussi. Bien sûr, on peut chercher à expliquer pourquoi il a évolué, c’est un autre débat. Il est certain qu’il a fait la guerre en Mandchourie et qu’il y a eu aussi la Deuxième guerre mondiale, les bombes atomiques… cela interroge. Cela a-t-il contribué à faire évoluer le fondateur vers un art de la paix ? Peut-être. Mais peut-être aussi est-ce l’évolution de toutes les disciplines martiales aujourd’hui – celles qui ne comportent pas de championnats ni de compétitions. La compétition, en effet, renforce la volonté de gagner sur l’autre.

Il en est de même avec les samouraïs…

Exactement ; après les samouraïs on a transformé un art de guerre en une recherche de paix et d’épanouissement. L’aïkido est-il dans cette direction ? Je ne sais pas. Par contre, aujourd’hui, en France, il faut que l’aïkido accepte l’idée que le fonctionnement actuel n’est pas satisfaisant pour la discipline en elle-même. Il y a tellement de hauts gradés, de pratiquants qui ont une maîtrise de la technique, que ces personnes doivent pouvoir elles-mêmes faire leur propre recherche. Les structures dans lesquelles elles se trouvent doivent leur permettre d’aller dans cette démarche.
A travers la volonté de tout régenter des deux grandes fédérations d’aïkido, j’ai l’impression qu’aujourd’hui l’épanouissement des aïkidokas ne peut pas se réaliser. La quête permanente du grade, ce travail continuel de la technique pour la technique – et non pas la technique pour la recherche des principes – va à l’encontre de l’essence même de la discipline. J’en suis persuadé. Les gens, aujourd’hui, vont dans leur dojo pas pour travailler l’aïkido – je parle des dojos des deux fédérations majoritaires, je ne connais pas les autres – mais pour passer des grades et travaillent dans cet objectif ultime. Par conséquent, c’est la technique, le catalogue. A mon avis, cette logique ne permet pas vraiment d’appréhender les principes de l’aïkido. C’est une forme de compétition. Faut-il que les grades existent ? C’est un autre débat. Il est certain qu’il y a des pratiquants plus avancés que d’autres.

tu as ton grade de Gérard Blaize ?

Oui. Quand je suis arrivé chez lui, j’étais 3ème dan du Comité national des grades à l’époque, donc 3ème dan UFA, dirait-on aujourd’hui. Quand je suis entré dans son école, il a reconnu mon 3ème dan, même si ma pratique ne lui permettait pas de me donner le niveau de 3ème dan de son école. Je n’avais ni les codes, ni la gestuelle, ni l’aisance, ni la stabilité dans le sol que certains de ses élèves ont au niveau du 3ème dan. Je n’avais pas la capacité d’aspirer ou de guider l’autre. A aucun moment, il ne m’a dit que j’étais 1er dan ou que j’étais débutant. Par contre, j’ai attendu un certain temps, plus de dix ans, avant qu’il ne me propose le 4ème dan. Mais pour moi, qui ne suis pas professionnel, le grade n’a pas une importance aussi forte que pour quelqu’un qui vit de cela. J’ai eu la chance de pouvoir passer mon Brevet d’Etat d’aïkido quand j’étais à la FFAB, et cela me donne une liberté en termes d’ouverture ou de fermeture de club. J’ai un diplôme qui reconnaît une capacité d’enseignement vis-à-vis de la loi française (rire).

Mais ce n’est pas conforme aux règles européennes ?

Il est certain que nous sommes le seul pays d’Europe à demander pour l’ouverture d’un club d’aïkido une capacité d’enseignement reconnue par un organisme agréé. C’est le jeu de l’Etat français. Il faut soit accepter ces règles, soit quitter ce pays, soit les faire changer. Mais il n’y a pas le rapport de force pour les faire changer.

La France est le seul pays au monde où le terme de « dan » est le monopole de l’Etat. Tous ceux qui se donnent des grades dan en aïkido non reconnus par la Commission spécialisée des grades d’aïkido sont hors … suivez dans le l'AJ 56FR

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