Bernard Palmier 2e partie 2008

Quand on fait passer un grade, qu’est-ce que l’on veut voir?

Bernard Palmier dans l'entretien avec Horst Schwickerath
Bernard Palmier dans l'entretien avec Horst Schwickerath

C’est quand même étonnant d’arrêter l’Aïkido après dix ou quinze ans de pratique. Il peut s’agir, bien sûr, de problèmes personnels, de famille, … Mais ce sont souvent des pratiquants qui ont perdu ce ”Shoshin”, qui n’ont plus cette curiosité dans la pratique. Ils sont finis, ils sont essoufflés, ils ont le sentiment de se répéter, ils ont perdu le sens de leur pratique.

Personnellement, je n’ai pas fini d’être étonné… je viens d’être nommé 7e dan et j’ai envie de continuer à chercher, de continuer aussi à donner à mes élèves l’envie de chercher… Si on est ”callé” sur une seule façon de pratiquer, si l’Aïkido n’a plus de secrets, s’il n’y a plus que des certitudes et si on ne fait que ”rabâcher” un répertoire sans donner du sens… alors on est loin du ”ri aï”, incapable de découvrir d’autres facettes de la pratique; et on peut vraiment finir par s’ennuyer…

N’est-ce pas aussi une question de personnalité?

Ça peut être une question de personnalité. En tout cas, la personnalité peut être un frein … mais je pense que l’aïkido devrait permettre, malgré tout, cette ouverture. C’est troublant de voir se développer certaines pratiques très fermées où il n’y a que des certitudes… Personnellement, je n’ai pas de certitudes et je n’en donne pas à mes élèves… Quelques-unes, bien sûr : le minimum pour avancer. Je crois que le rôle d’un enseignant; c’est plutôt de favoriser le questionnement tout en ayant des racines, bien sûr. C’est ça le discernement: il y a des choses qui ne sont pas négociables, il y a des principes que l’on ne peut pas transgresser…

Quand on fait passer un grade, qu’est-ce que l’on veut voir? Une technique qui est exécutée pour elle-même avec comme seul souci l’efficacité? Ou une technique dont l’exécution permet de développer, modestement, progressivement, chacun à son niveau, les principes d’Aïkido? Personnellement je serai plus sensible à la pratique d’un candidat qui essaie d’appliquer les principes même si la technique n’est pour l’instant pas très efficace. Je parle bien sûr des 1er et 2ème dan, à partir de 3ème dan c’est l’application des principes qui permettra l’efficacité technique.

Si le but c’est de mettre quelqu’un par terre au détriment des principes, il y a un problème de cohérence. Après, il y a la question de l’efficacité martiale. C’est une discussion que j’ai eue quelque fois avec Toshiro [Suga] à l’occasion de stages de formation de juges UFA que l’on co-animait…

Cela fait 45 ans que je fais de l’aïkido, pourquoi?… pour apprendre à me battre? Je pense que l’Aïki me donne une force. Je serais sans doute capable de me sortir d’une situation difficile. Mais quarante-cinq ans de pratique pour apprendre à se défendre? C’est ridicule, l’aïkido apporte tellement plus ! Cela m’étonne toujours que l’on puisse être focalisé uniquement sur l’efficacité technique. La martialité est très importante en aïkido, bien évidemment. Et toute la dimension spirituelle est à la mesure de la bonne utilisation de l’outil, qui est une technique de défense, qu’il faut respecter et qui est très efficace en elle-même. Eventuellement, c’est nous qui ne sommes pas efficaces. Mais ce n’est pas la finalité. Ce n’est pas dans l’efficacité martiale que l’on trouve les perspectives de la pratique…
Et en même temps, il faut avoir une exigence martiale dans la pratique. Comme je le disais précédemment, le moyen est une technique martiale, si on ne la respecte pas, on ne fera pas grand-chose. Donc tous les comportements, tous les échanges que l’on peut avoir avec un partenaire doivent se justifier martialement. En fait, le moindre exercice, le moindre éducatif, doit s’inscrire dans un cadre martial, même si ce cadre est codé…
C’est la différence entre l’aïkido et le judo. On fait du judo quand on est jeune. Après, seulement le combat, ce n’est plus intéressant.

Oui… D’abord, l’Aïki n’est pas un sport, c’est certain. C’est-à-dire qu’il n’y a rien à prouver, il n’y a pas de performance. Et ce n’est pas un sport parce que nous ne sommes pas des athlètes. Ou si on l’a été, de toute façon on ne l’est plus…parce que l’on vieillit…

Mais si un jeune est athlétique…

Mais c’est très bien… entre 20 et 30 ans j’avais une pratique plutôt ”sportive”. Au Japon avec 5 ou 6 heures de Budo par jour j’avais le rythme d’un sportif de haut niveau. Mais c’était un passage. Même si à un moment on a été un athlète, on ne va pas le rester éternellement, et ce qui est remarquable en Aïki contrairement au judo, c’est que l’on ne raccroche pas le keiko gi à trente ans. On continue. Et c’est ça qui est intéressant: l’aïkido c’est quelque chose pour gérer sa vie, pour gérer ses forces et ses faiblesses et entre autre le fait de vieillir. On vieillit ! Comment Me Yamaguchi faisait-il à soixante-dix ans ? Il avait sûrement de l’arthrose, lui aussi. Comment faisait-il pour nous ”balader” comme il nous ”baladait” ?

Qu’est-ce qui se passe? Parce que, tous, nous avons vieilli. Comment faire avec mon problème de hanche, pour continuer? L’aïkido c’est pour la vie, la pratique prend en compte la faiblesse, la vieillesse. Et avec les techniques, le travail sur l’énergie et l’application des principes on arrive à continuer à pratiquer… et à progresser.

L’Aïki permet ça parce que nous ne sommes pas dans la ”surenchère”. Ou plutôt, avec la pratique on apprend à y être de moins en moins. Être dans la ”surenchère” c’est éminemment relatif: il y aura toujours quelqu’un plus fort que vous. A terme ce que l’on développe en Aïki, ce n’est pas être plus rapide, aller plus vite… ce n’est pas ça. On essaye plutôt ”d’être avec”… Cela nous renvoie à la notion de ”Ki musubi”, ”le nœud des énergies”. On dit aussi ”awaseru” en japonais, ”être en phase”… Les sabres montent ensemble. On n’a pas à aller plus vite, seulement ”être avec”. C’est certainement difficile mais physiquement tout le monde peut le faire. Cela demande d’autres capacités; en pratiquant on a toute la vie pour explorer cette dimension…

Cette réflexion nous ramène à un principe sur lequel je travaille beaucoup personnellement, il s’agit de la ”connexion”. Ce qui est important en aïkido, c’est de garder cette ”connexion” le plus longtemps possible pour éviter qu’il n’y ait des ruptures. Instaurer dans la relation une permanence du contrôle pour annuler de part et d’autre toute velléité de riposte. Se donner toutes les chances d’être en mesure de diriger le partenaire, vers une issue où l’on puisse effectivement mettre en œuvre cette stratégie gagnant/gagnant.

Par exemple, sur une saisie en katate dori, je peux me dégager avec irimi et un mouvement de poignet. Mais si je me dégagé, je romps le contact et à ce moment-là tout est possible, je crée les conditions d’une ”surenchère”. Mais si je remplace la saisie par un contact en coupant avec l’autre main il y aura une permanence du contrôle. Je passe d’une saisie à un contact et je garde la connexion pour ne pas donner matière à cette surenchère où il faudrait être le plus rapide, le plus fort pour une issue qui ne permettrait pas de préserver et de renforcer l’intégrité de part et d’autre.

C’est un idéal, mais ce qui est intéressant, en tout cas, c’est que par la pratique on s’approche concrètement de cet idéal, on le vit sur le tapis. Car ce qui est important ce n’est pas de spéculer sur l’aïkido. Qu’est-ce que l’aïkido m’a apporté? Je ne sais pas. Comment serais-je si je n’avais pas fait d’aïkido? De toute façon, on se construit avec tout ce que l’on fait dans la vie: l’aïkido, la musique, les rencontres… Ce n’est pas le propos. Ce qui est important, c’est ce qui est donné à vivre dans un dojo…

C’est pour cela que la notion de ”training” ou d’ ”entraînement” ne correspond pas vraiment à ce que nous faisons en Aïkido. Le mot japonais ”keiko”, peut se traduire par ”entraînement”, mais aussi par ”pratique”. Cette expression est à mon sens beaucoup plus adaptée. A quoi s’entraîne-t-on en aïkido? Un entraînement suppose qu’après, il y ait quelque chose: une compétition, une démonstration, un spectacle,… En Aïki, il n’y a rien. Donc cela veut dire que tout est ”ici et maintenant”. Tout est dans la gratuité… On ne fait pas ça pour spéculer sur quelque chose, on fait ça pour le geste en lui-même, pour la relation en elle-même, pour ce qui se passe avec l’autre, sur le tapis. Et le rôle d’un Sensei n’est pas seulement d’enseigner une technique, mais aussi et surtout de ”mettre en scène” ces moments privilégiés… Ce qui est important, c’est vraiment ce que l’on vit sur le tapis…

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