Gabriel Valibouze

à Strasbourg 2ème patie

Gabriel Valibouze avec uke Evelyne Loux
Gabriel Valibouze avec uke Evelyne Loux

A l’époque où je m’entraînais à Wiesbaden, j’ai été invité à participer à un entraînement à l’Université de Mainz par l’un des enseignants. Plus tard j’ai rencontré Asai à l’organisation duquel était affilié ce dojo universitaire. À l’époque il disait toujours que l’aïkido n’est pas une religion…

G. V.: ... oui, c’est une question que je me suis souvent posée : que suis-je en train de construire ?… Une secte ? ... J’ai fait souvent des cauchemars parce que ce n’était pas clair pour moi et surtout parce que j’entendais dire par des personnes de l‘extérieur, que mon dojo ressemblait à une secte. Je n’ai jamais eu envie de fonder une secte, je n’ai jamais voulu exercer de pouvoir religieux. Je reconnais qu’il y a des règles qui paraissent parfois incompréhensibles, pouvant créer un certain inconfort dans un dojo.
Ceux qui ne connaissent pas la culture japonaise ne font pas la différence entre le culturel et le cultuel. Je n’ai pas voulu faire un dojo japonisant mais je trouve qu’il est bien de garder ce qui fonctionne, cela n’empêche pas l’évolution, bien au contraire. Tout ce qui contribue à créer un état d’esprit apte à favoriser une bonne pratique de l’aïkido est bon à prendre. Avec le temps ces choses-là se « normalisent ».
J’avais toujours été frappé par ceux qui considéraient que porter un hakama et un keiko-gi était valorisant alors qu’un salut en seiza ou appeler l’enseignant « Senseï » était dévalorisant, pourtant cela procède de la même éthique. C’est de là que vient parfois le côté mystérieux d’un dojo. Dans les dojos zen cet aspect est poussé encore plus loin. Ce qui est important, c’est la finalité. Il doit toujours y avoir une explication pragmatique et non dogmatique pour que cela fonctionne correctement … Un peu de mystère n’est pas mal non plus (rires).

L’homme a le pouvoir de dominer d’autres hommes ou être soumis lui-même. Parfois on ne sait plus où sont les limites qui vous font basculer. Encore une fois, c’est à l’enseignant de faire en sorte qu’il y ait un juste milieu.
Aujourd’hui, je ne vois toujours pas de quel type de religion il pourrait s’agir. Ce qui est intéressant dans cela, c’est que cela me questionne et m’oblige à la réflexion. Si je ne trouve pas de réponse, soit il y a là une marge de progression, soit ce n’est pas juste.
La célèbre phrase de Diderot : « Il faut éclairer la conscience et non la contraindre » est pour moi essentielle. Elle motive ma vie. Mais l’aïkido sans magie ou sans une certaine dose de mystère devient triste.
[…]

G. V. : Ayant pratiqué pendant 5 ans à l’Aikikai de Tokyo et un peu plus d’un an à l’Aikikai de Berkeley et de San Diego, j’ai pu constater qu’il y avait deux tendances différentes concernant la direction d’un dojo. L’une cherchant à attirer un grand nombre de pratiquants à travers une multitude de styles d’enseignements, ce qui va produire une masse importante comme c’est le cas à l’Aikikai Hombu Dojo ; l’autre cherchant plutôt à travailler avec un petit groupe pour mieux s’en occuper ce qui va de fait engendrer un style unique comme je l’ai par exemple connu avec Shibata Senseï et Chiba Senseï. On peut trouver son compte dans les deux.
Tamura Senseï a dit un jour, il y a de cela quarante ans : « si on veut vraiment comprendre l’aïkido, il faut pratiquer avec chacun des élèves de Morihei Ueshiba Osenseï ». Ce qu’il est plus facile de réaliser au Hombu Dojo tout en sachant que tous les élèves d’Osenseï ne se trouvent plus là-bas. C’est pour cela qu’il est bon de compléter la pratique dans un dojo avec un Senseï unique.
Il est important de comprendre que ces deux tendances vont de pair et que l’une ne fonctionne pas sans l’autre, les deux tendances ayant des avantages et des inconvénients. On trouve aujourd’hui de plus en plus de styles d’aïkido différents dans des cultures différentes ce qui constitue une vraie richesse en même temps qu’une maturation de cet art. L’aïkido est devenu un langage universel aux multiples dialectes.
L’aspect multicolore d’une prairie réjouit nos yeux, s’il n’y avait qu’une espèce de fleur, elle ne pourrait pas présenter les mêmes atouts. Les couleurs nous touchent, nous égayent. Ce qui n’enlève rien à la beauté d’une seule plante même si cette plante pense qu’elle est la plus belle de toutes (rires).
Vouloir unifier ou standardiser l’aïkido est une pure hérésie. C’est entre autre pour cela qu’il ne faut pas que l’aïkido soit sous la tutelle du sport mais doit rester un art qui respecte une éthique plutôt qu’une règlementation destinée à produire des « champions olympiques ».
C’est ce que font les multinationales qui tuent la diversité et la créativité pour faire de nous un vaste troupeau de moutons de même taille, de même couleur pour mieux nous tondre notre laine ! C’est pour moi une des causes majeures qui a généré la grande dépression dans laquelle nos sociétés se trouvent aujourd’hui.
Jamais la science et la technologie n’ont été à ce niveau d’évolution. La physique quantique ouvre des perspectives formidables pour l’Homme. Un ami japonais, chercheur en chimie, qui a travaillé avec un prix Nobel, m’a dit un jour : « nous vivons encore au moyen âge par rapport à ce que nous savons. Il faut malheureusement attendre que les « mafiosos » se mettent d’accord sur le partage du marché ».
Je n’ai pas de solution à proposer, autre que d’essayer de faire mieux que ce que je critique. Mais peut-être faudra-t-il faire cette expérience collective jusqu’au bout pour en comprendre vraiment toute les conséquences. Soyons optimistes !


… Mais une vitrine qui ne présenterait qu’une seule forme peut s’avérer plus forte qu’une vitrine européenne surchargée dans laquelle la forêt de fleurs multicolores n’est plus visible.

Oui bien sûr, la beauté d’une forme unique qui a été épurée jusqu’à sa plus simple expression est magnifique, à condition que cela ne devienne pas une forme standard.
J’achète souvent de nouvelles fleurs, je n’arrive pas à m’en lasser, j’aime cette splendeur qu’apporte la diversité des couleurs, des formes, des tailles, etc. Chaque fleur dans toute sa plénitude apporte naturellement sa contribution au tableau. Il faut du temps pour que l’ensemble devienne magique et que chaque fleur avec son unicité se fonde sans disparaitre dans ce beau décor. Parfois, cette splendeur ne se révèle qu’au bout de quelques années …
Aujourd’hui je comprends mieux ceux qui ont un jardin de 50 ans et en sont heureux. L’aïkido n’échappe pas à cette règle. C’est la diversité de ses « dialectes » qui en fait un art riche et noble où chacun peut non seulement  trouver sa place unique mais aussi y apporter sa propre couleur.
Une des fleurs de l’aïkido se nomme Chiba Senseï et c’est avec elle que j’ai eu de très fortes affinités. C’est grâce à cette multiplicité de dialectes que Chiba Senseï existe.
Cela dit, tout n’est pas bon à prendre. La nature a d’ailleurs sa propre sélection. Dans la culture japonaise, il arrive souvent de donner des grades à des personnes pour des raisons autres que le niveau de maîtrise des techniques, c’est peut-être la partie la moins bien comprise chez nous. La question est : quelle est la valeur d’un grade et surtout que va-t-on en faire ? Ce serait peut-être une bonne idée de les supprimer non ?

… L’aïkido est un art martial qui utilise la force de l’adversaire. Le fondateur Osensei bougeait toujours le premier– donc pas d’utilisation d’une force agressive …

Connais-tu Watanabe Senseï ?

… Je l’ai rencontré l’année dernière alors qu’il avait plus de 80 ans. C’est Thomas Christaller qui m’a permis de faire une interview de lui à Bonn. Par le passé, j’entendais des attributs comme brutal, fort, “qui donne” etc. L’aïkido que j’y ai vu était transcendantal, spirituel. Certainement pas l’aïkido de Watanabe que tu connais ?

Je ne le connais que comme cela.  Je sais qu’on disait de lui qu’il avait un aïkido solide, mais quand je l’ai rencontré il pratiquait déjà un aïkido quasiment sans contact physique. Au début je me disais que je n’étais pas venu au Japon pour ce genre de chose. Mais comme je voulais m’entraîner autant que possible, je n’avais pas le choix et je suis aussi allé dans ses cours. Il dirigeait alors quatre cours par semaine. J’avoue que je ne faisais pas trop attention à ce qu’il montrait.

Malgré une certaine résistance de ma part, il a commencé à me prendre comme uke mais j’ai toujours établi un contact physique avec lui. C’est ainsi que petit à petit ma résistance a lâché et j’ai trouvé ce travail plutôt intéressant d’un point de vue corporel et mental. Il m’a montré que nous pouvions établir une connexion voire une relation entre deux personnes qu’apparemment tout sépare, ce qui est essentiel pour la pratique de l’Aïkido non ? J’ai été uke de Wanatabe Senseï plusieurs années.
J’en ai tiré un grand profit qui dépasse le rationnel, la pragmatique. J’apprécie aujourd’hui cette expérience à sa plus juste valeur et j’en tire encore des leçons. Elle m’a ouvert l’esprit sur un aspect de l’aïkido. Qu’est-ce que c’est, ikkyo, nikyo, à quoi ça sert vraiment? J’ai 40 ans de pratique derrière moi et je n’ai jamais utilisé ni ikkyo ni nikyo ailleurs que dans un dojo. J’ai pourtant travaillé, pendant 5 ans, comme videur dans plusieurs discothèques de Strasbourg et je n’ai jamais utilisé ikkyo ou nikyo, pas plus que shihonage ou kotegaechi etc.
Watanabe Senseï m’a montré un autre aspect, non seulement de l’aïkido, mais aussi de moi-même et pour cela je lui en serai toujours très reconnaissant, même si je ne ferai probablement jamais un aïkido sans contact (mais avec l’âge, qui sait ? … rires)

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