A quoi cela peut-il servir de suivre une voie martiale ? – 2ème partie

L’âme signifie qu’exister c’est être en relation, quand être, c’est être absolument sans condition.


André Cognard à Bourg Argental – 2011.

J’ai terminé la première partie de cet article dans le numéro du deuxième trimestre par le paragraphe suivant que je retranscris ici en italique pour faciliter la reprise de la lecture. J’ai changé « autre en soi » pour « autre en moi » afin de lever une éventuelle équivoque. De même pour « il m’indique ».

L’agresseur doit donc être regardé aussi comme celui qui convie à la prise de conscience et la réunification entre mon sentiment d’être et mon sentiment d’exister, il est le révélateur de la présence « d’autre en moi ». Il m’indique un danger intérieur. D’où la compassion à laquelle nous invite O Sensei : « Prenez votre adversaire sur votre cœur ».

J’ai souvent écrit à propos de la violence et du fait qu’elle se produit toujours quand l’identité est menacée. En effet, quand l’identité est menacée, c’est l’unité et l’unicité, pierres fondatrices de l’univers, qui sont menacées. Plus encore, c’est la relation entre l’un et l’unique qui est ébranlée. Cette relation est l’archétype de toutes les relations, et toute manifestation de vie est relation. Le risque de schisme individuel est automatiquement un risque universel. Nous avons le devoir d’être un et la voie est le moyen de cela. Quand nous n’en sommes plus capables, nous mourons.

Pour être compréhensibles par autrui, nous devons lui être accessibles et ainsi, nous pouvons remplir la fonction de support d’identification qui est celle de tout individu. En effet, pour tout être en recherche de soi, autrement dit pour tout être animé par le désir de vivre, l’unité de l’autre est indispensable. Comment penser l’autre fractionné, comment penser à l’autre s’il est fractionné et comment tracer la frontière entre soi et autrui si celui-ci est sans unité, c‘est-à-dire sans frontières ? Dit autrement, comment ne pas être perturbé par un autre dont on ne peut appréhender les limites, ce qui est le cas quand celles-ci sont disséminées dans une altérité illimitée et donc inconnaissable. Notre psychisme se fonde sur une représentation d’un soi indivisible. Il est en tant qu’indivisible et indivisé un lieu stable indispensable à la production de la pensée. Et la pensée est avant tout un moyen d’expression de l’exister, manifestation de l’être. Nos pensées, à défaut de nous caractériser, nous permettent de nous représenter à nous-mêmes. Toute conscience implique une spatiotemporalité stable et unique, ce que n’autorise pas la division schizoïde. Or la présence à la conscience de tout autre induit automatiquement, à cause de la différence inhérente à l’altérité, un risque de schisme intérieur. Cela est vrai sauf si l’autre en question présente une cohérence indiscutable, c‘est-à-dire s’il exprime avant toute chose l’unité. Si tel est le cas, il permet à son protagoniste de trouver sa propre unité dans la relation. Si tel n’est pas le cas, il exacerbe le risque de césure intérieure et cela déclenche le réflexe défensif de l’attaque.

Celle-ci a pour objet de prendre le contrôle de la relation pour faire disparaître la différence menaçant l’unité du sujet. Ainsi donc, toute attaque, toute agression s’enracine dans un schisme intérieur remettant en question l’homogénéité du sujet, et à travers cela, le principe d’unité. C’est donc une nécessité intérieure qui impose l’agression à l’agresseur, et de ce fait nous pouvons comprendre que le sentiment compassionnel est absolument légitime et efficace. En effet, accueillir l’agresseur, c’est faire preuve d’unité a posteriori, c’est accepter d’entendre le message que véhicule l’attaque depuis l’inconscient de l’attaquant : « Votre division m’est insupportable car elle ne me permet pas de projeter sur vous mon désir indispensable d’unité. Je vous attaque pour que vous, obligé de différencier ce qui est vous de ce qui est moi, mettiez entre nous la frontière que constitue l’affirmation de ce qui est vous, inviolable, incorruptible, indivisible. C’est cette frontière, sur laquelle je pourrai inconsciemment me projeter, qui me permettra de retrouver mon unité indivisible, le sujet en moi ». En répondant par la compassion, l’agressé aikidoka exprime a posteriori : « Je suis un, au-delà de toute division. J’incarne le principe d’unité en ce que votre attaque n’atteint pas en moi celui-ci. Je vous reçois dans ma totalité indivisible sans qu’elle en soit affectée. Réunissez-vous dans mon unité et pour cela, unissons-nous dans une coaction ! ».

Mais bien sûr, nous en sommes déjà au stade auquel l’agression a eu lieu et a été une alerte quant au risque afférant à la division de l’attaqué. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre combien l’attaquant est, bien que demandeur de secours, le gardien de notre cohérence. C’est là un champ d’application du budo qui consiste à rétablir l’harmonie quand celle-ci est brisée. C’est le principe de l’irimi qui consiste à retrouver l’harmonie en acceptant l’attaque. Cependant le budo doit agir en amont de l’attaque et pour cela, le budoka doit exercer une vigilance parfaite sur son monde intérieur pour ne jamais être attaqué, c‘est-à-dire n’être jamais divisé. C’est à ce prix que nous pouvons parler de l’efficacité de la voie.
Quels sont donc les moyens et les outils de cette cohérence ? Certainement pas le rejet de toute altérité mais au contraire, l’intégration de celle-ci. La division intérieure est naturelle tant qu’il ne s’agit pas au sens propre d’un autre en soi, c‘est-à-dire tant que le sujet est gouverné par son âme et nul autre. En effet, chacun est fait de tous les apports qui l’ont développé, dont il a bénéficié. Chaque stade de son développement s’est fait à partir de relations avec divers sujets autres que lui-même. L’intégration de ces sujets dépend de la manière dont la relation s’est construite et de la capacité de l’individu à les symboliser. L’unité est la réalisation consciente, profonde et sereine de la division. L’unité est insécable s’il existe un lieu intérieur auquel chaque profondeur est intrinsèquement reliée. Ce lieu est bien sûr l’esprit, entendu au sens de la vacuité originelle.

Je veux ici tenter de faire entendre en quoi seul l’esprit peut être ce vide-là et comment il ne peut être empli de rien. Pour tout sujet, en effet, tout objet est apodictiquement de l’autre, ce qui implique que l’esprit doit rester vacuité pour que cet ancrage soit possible. Il est donc nécessaire de distinguer ce que l’on peut commodément nommer l’âme, c‘est-à-dire l’esprit en relation, de ce qu’est l’esprit, nécessairement ontologique et hors de toute relation. Nous pouvons peut-être comprendre en faisant cette analogie: Ku en mouvement devient ki, comme l’esprit en action devient l’âme. L’âme signifie qu’exister c’est être en relation, quand être, c’est être absolument sans condition.

Ce qui nous permet d’être un support de projection pour l’autre, jouant un rôle déterminant dans sa perception d’exister comme un, c’est le fait qu’il soit en relation avec notre âme et le fait que celle-ci connaisse son origine, l’esprit indivisible. En effet, chaque individu est le seul et absolument le seul à avoir accès, grâce à son âme, à son propre esprit. C’est précisément ce qui le fait individu. Dans l’exister, rien n’est hors de la relation et notre je manifesté est produit par l’interaction avec d’autres je, avec de l’autre. Mais il n’y a qu’un sujet qui est lié avec un esprit. Alors me dira-t-on : si le je ontologique, autrement dit l’esprit, est vacuité, en quoi peut-il définir le sujet ?

Qu’est-ce qui différencie ce vide du vide absolu ? Précisément le fait que ce vide se soit séparé du vide, ait isolé ce vide du vide universel pour concevoir un je. Le seika tandem, le point central que mon maître désignait comme le lieu du tama originel est un vide dans le vide, témoin de l’action du vide en lui-même. Qu’il soit, et l’âme est née et le corps peut être conçu et avec lui, le je manifesté, un je capable d’exister. Le mushin dont nos maîtres s’accordent à dire qu’il est la condition pour emporter la victoire est le retour à l’esprit en soi. Et bien sûr, le mushotoku, sans intention ni pensée, qui en découle permet la victoire car celle-ci devient la réalisation du vide, agissant avec le vide. D’esprit à esprit signifie chacun pleinement sujet et libre de toute contingence. Cela signifie aussi que le geste prime sur l’objet, ce qui pour les « gestualisateurs » que nous sommes, nous aïkidoka, revêt une grande importance. En effet, tout geste est révélateur de la présence d’un sujet et cela nous permet de fonder une éthique dans laquelle même le geste d’agression est un geste universel dont l’agresseur est l’acteur et non pas l’auteur. Quand O Sensei dit «je me tiens au centre de l’univers » il dit à l’évidence que le centre de l’univers est partout où un sujet est dans son unité. Qui n’entend pas cela n’a qu’à m’indiquer comment l’on détermine le centre d’un vide infini.

Une phénoménologie plus occidentale nous parle de la séparation de la matière et du vide sans pouvoir expliquer l’auteur de cet acte de séparation si ce n’est par la volonté de Dieu. Si tant est que cette séparation puisse avoir lieu, il s’agit forcément d’une modification du vide lui-même par lui-même. Il n’est que le vide pour être simultanément sujet et objet. La conception d’un être implique une séparation du vide avec lui-même. La mythologie chrétienne l’exprime en disant que c’est « l’étincelle divine », jaillissant de l’esprit universel, qui crée l’esprit individuel. C‘est-à-dire que la totalité universelle, Dieu, pour parler chrétien, se représente dans le divers par l’unité de chaque objet. Ce qui permet cette unité, c’est que le lieu de représentation du sujet par lui-même, sa conscience, ne peut représenter l’acte de conception de soi. Ainsi le vide absolu est maintenu dans sa totalité quand le sujet représente la sienne.

Permettez-moi une petite parenthèse psychologique pour dire que c’est la raison pour laquelle le fantasme de la scène primitive est et reste inconscient. C’est le même mécanisme que celui que j’ai décrit ci-dessus à propos de la relation attaquant-attaqué. Le devoir …


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