L’Aïkido de la transmission

« Voie de l’Harmonie » ou « Voix de la Paix »


Daniel Leclerc à La Colle/Loup 2007.

Depuis un certain temps déjà, je suis obsédé – trop, peut-être, diraient certains ! – par le manque d’harmonie et les dissensions qui règnent entre les différents courants ou styles d’aïkido. J’éprouve quelques difficultés, en effet, tant intellectuelles que morales, à accepter l’idée qu’une discipline qui porte le nom de « Voie de l’Harmonie» ou « Voix de la Paix » puisse générer autant de désaccords et de conflits entre ses adeptes. On s’attendrait plus à ce type de comportement de la part d’un supporter de foot, par exemple, qui soutient son équipe passionnellement, voire fanatiquement. Il est vrai également que les grandes idées, de celles qui devraient changer les mentalités, n’ont pas toujours une histoire et l’histoire de l’humanité, celle de nos manuels, nous raconte seulement comment elles ont été galvaudées.
J’ai essayé d’en parler autour de moi mais, la plupart du temps, je n’obtiens que des réponses toutes faites ou un silence courtois, pour ne pas dire amusé, qu’un tel sujet puisse me préoccuper. Cette situation est d’autant plus consternante qu’elle semble échapper à une grande majorité, un peu comme le type pris chaque jour, à la même heure, dans les mêmes embouteillages : ils font tellement partie de son train-train quotidien qu’il ne se rend même pas compte qu’il est l’auteur de sa propre turpitude ou, tout du moins, l’un des acteurs.

Loin de moi l’idée, cependant, de me présenter comme le champion de la diplomatie ou de l’harmonie et ceux qui me connaissent ont plutôt tendance à me considérer comme un casse-pieds de première, pour être poli ! Mais comme je ne suis pas moins obstiné qu’obsédé, je persiste à tenter de comprendre les mécanismes qui agissent ou, devrais-je dire, interagissent sur les pratiquants d’aïkido au point qu’ils se comportent exactement à l’opposé de ce que la discipline est censée leur avoir enseigné, dans leurs associations, dans leur dojo, sur les tatami, peut-être même en famille ou au travail. Hélas, ce comportement n’est pas l’apanage des aïkidoka : combien d’abominations n’ont-elles pas été commises au nom de Dieu, d’Allah, de la Foi, de Rien! Pourtant, ne s’agit-il pas du même message d’amour, qu’il ait été transmis par les prophètes ou par Osensei, et il doit s’agir, probablement, des mêmes mécanismes sociologiques capables de transformer le message originel en son exact opposé: une doctrine. Ainsi ceux qui y souscrivent deviennent des croyants, des élus au suffrage spirituel, qui, comme ceux du domaine temporel, oublient leur mission pour ne se préoccuper que de maintenir leur statut. Certes, quand on voit comment l’Eglise a interprété « aimez-vous les uns les autres », on peut difficilement reprocher aux aïkidoka de ne pas parvenir à s’entendre.
Ces derniers, comme les monothéistes, doivent croire que l’ikkyo qui leur a été enseigné, ou le dieu qui leur a été « assigné », la plupart du temps à leur naissance et à leur insu, est l’unique et l’authentique parce que les uns comme les autres n’ont aucun moyen de le vérifier ou, plus précisément, parce que leur système ou leur doctrine n’a rien prévu pour s’en assurer, sinon d’avoir la foi. Ainsi le croyant doit attendre la résurrection des morts pour savoir s’il pourra éventuellement s’asseoir à la droite du Père, et l’aïkidoka sa propre illumination pour s’assurer qu’il s’assoit convenablement. De la même façon qu’un croyant (qui est également communément appelé : pratiquant) peut voir sa foi remise en cause lorsque les vicissitudes et les exaspérations de la vie lui font douter que son dieu lui veuille vraiment du bien, un aïkidoka peut être amené à douter de la technique de son maître lorsqu’au cours d’un stage son ikkyo ne passe pas. Heureusement, l’un comme l’autre peut toujours se convaincre, pour le premier qu’il a vraisemblablement offensé son dieu et que tout ce qui lui arrive en est la juste conséquence, et pour le second que c’est seulement sa technique qu’il doit remettre en cause et non celle de son maître qui reste intouchable, parce que tous les deux ont besoin d’y croire. Ceci ne veut pas dire qu’un pratiquant ne peut pas « tester » ses techniques hors du dojo (et des anecdotes à ce sujet circulent sur radio-tatami) mais simplement que le système aïkido n’a pas prévu le « test » dans sa didactique, comme peut l’être le randori, le kumite ou le shiai dans d’autres disciplines martiales. Cette carence place l’aïkidoka dans un état permanent de doute qu’il mettra un certain temps à dissiper, pour autant qu’il y réussisse.
Certes, l’absence de compétition présente un tas d’avantages mais pas moins de désavantages. L’un des arguments en sa faveur est que tout le monde sait qui est « le plus fort » – mais pas forcément le meilleur – et si, d’aventure, quelqu’un venait à le contester, il aurait toujours la possibilité de se confronter au champion en titre pour s’en assurer. En aïkido, chacun peut prétendre être ce qu’il n’est pas parce qu’on sait que la pratique ne peut déboucher sur un combat mais, au pire, sur un conflit. La didactique de l’aïkido exclut l’idée même de combat. En effet, qui combattrait en attrapant les poignets de son adversaire ! Il n’existe en fait que trois attaques en aïkido : shomen, yokomen et tsuki. Et le comble est que ces attaques ne sont ni enseignées, ni pratiquées, ou rarement et trop furtivement.
Je ne suis bien évidemment pas favorable à l’introduction de la compétition dans notre discipline mais force m’est de constater que son absence place paradoxalement le pratiquant dans une situation de compétition permanente pour maintenir l’image, le statut, le niveau qu’il se donne de lui-même. Et comme il veut éviter de se retrouver dans la position inconfortable de devoir le démontrer, il reconnaît l’image que les autres ont d’eux-mêmes pour autant qu’ils ne contestent pas la sienne, une espèce de tacite gentlemen’s agreement. Pourtant, à chaque fois que je teste mon partenaire, j’entre en compétition avec lui, même si je me raconte que c’est pour son bien. Bien sûr, ce test peut avoir valeur pédagogique dans un rapport enseignant/élève, c’est-à-dire dans le cadre strict du dojo, rarement dans un contexte pratiquant/pratiquant au cours d’un stage.
Certes, notre société même est basée sur le principe de la compétition, à l’école, au travail, en voiture, etc. Et je pense que c’est justement la raison pour laquelle Osensei a créé l’aïkido, pour nous offrir un moyen de sortir victorieux de la confrontation parce qu’elle n’aurait généré ni vainqueur, ni vaincu. Ne disait-il pas  « L’approche de l’autre peut être considérée comme une occasion de tester la sincérité de notre pratique, tant mentale que physique, de voir si nous sommes capables d’une réponse qui soit en accord avec la Loi divine. » ? Ainsi, c’est l’approche de l’autre qui est notre test et s’il se résumait à affirmer ma supériorité en bloquant mon partenaire, j’aurais lamentablement échoué parce qu’elle aura généré un vainqueur et un vaincu. Le pratiquant ne doit pas s’y tromper : le test ne concerne pas l’autre parce qu’en budo la vraie victoire est la victoire sur soi-même.
L’aïkido est une réponse à la violence par la non-violence. Il s’applique lorsqu’il y a disharmonie. Dans la pratique, ce rôle est dévolu à uke qui, par son intention, son action, son mouvement, même seulement de sa pensée, fournit à tori la situation dont il a besoin pour appliquer les principes qu’il est censé étudier. Et trop souvent on constate sur les tatami qu’uke ne remplit pas pleinement sa fonction en se limitant au rôle ambivalent du : « Fais-moi voir ce que tu peux faire ! ». Mais comme je le disais plus haut, l’absence de compétition dans une discipline martiale présente de nombreux désavantages. Elle conduit la didactique à se concentrer plus sur la défense que sur l’attaque. Ainsi et au mieux qu’il puisse faire, uke n’attaquera jamais réellement pour vaincre tori, encore moins pour le tuer. Vu qu’il ne s’agit pas d’un “combat sportif”, l’attaquant ne peut sortir vainqueur de la confrontation. Et c’est certainement pour cette raison que dans l’aïkiken conçu par Saito Sensei, c’est uchidechi (uke) qui prend le dessus et non l’inverse comme c’est le cas dans toutes les autres écoles d’armes au Japon.
J’ai un ami ukrainien, pratiquant de budo (aïkido, jodo, iaïdo, ken, iaïjutsu) mais également, depuis quelques années de ju-jutsu brésilien (J.J.B.). A l’occasion d’un passage à Milan, il n’a pas voulu manquer la visite au club local. A son retour à la maison, son torse était zébré d’un hématome impressionnant. Mon épouse, un peu préoccupée, lui a demandé comment il s’était fait ça mais lui, surpris par la question, ne semblait même pas s’en être aperçu. Il a alors répondu : « Oui, c’est vrai ! En J.J.B. on combat comme des fauves, comme si sa vie en dépendait et on s’en met plein la g… ! L’important est de vaincre l’adversaire qui devient dès lors l’homme à abattre, et plus rien d’autre ne compte. Mais il en va de même pour l’autre et quand le combat est terminé, il redevient le partenaire, le compagnon de pratique: on s’embrasse, on promet de s’en redonner encore plus la prochaine fois et on va boire une bière en toute amitié et sans ressentiment en se racontant mutuellement nos dernières victoires, et nos dernières défaites. En aïkido, en revanche, on n’attaque pas son partenaire pour le vaincre, ce serait de très mauvais ton. Alors on se teste mutuellement, en maintenant un comportement civil et le sourire forcé de circonstance ; puis on se quitte soulagés que tout se soit bien passé. Après on va boire une bière et c’est là qu’on commence à combattre l’autre, par la parole, surtout s’il n’est pas là. »
Certes, le système parfait n’existe pas et introduire la compétition en aïkido serait probablement une erreur. Mais l’absence d’un « combat sportif codifié » dans un système martial ne suffit pas à garantir que la compétition n’existe pas entre ses adeptes parce qu’eux aussi éprouvent constamment le besoin de s’évaluer. Jusqu’au grade de 4ème dan, cette évaluation est dévolue au maître, au jury, au comité, peu importe. Au-delà de ce grade, elle devient très approximative, proportionnellement aux personnes en charge de les attribuer. Pour beaucoup d’entre nous, Tamura Sensei fut l’autorité incontestable, même si ses rares appréciations relevaient plus du koan que de la critique objective, laissant libre cours à des interprétations aussi avantageuses que fantaisistes. (Je suis bien évidemment en train de parler des grades aïkikaï et non pas des grades nationaux délivrés par la CSGA). Maintenant qu’il n’est plus là pour remettre les pendules à l’heure, qui contrôle notre technique et nous assure qu’elle donne l’heure exacte ? Certes, on pourrait toujours se baser sur le hit-parade des stages mais, là également, on sait que les meilleures chansons ne sont pas toujours interprétées par les meilleurs musiciens !
De ce fait, nous sommes tous devenus auto-référents et l’absence d’une confrontation codifiée ouvre les portes à toutes les mégalomanies, reprises, soutenues et défendues par nos élèves, mais j’ai déjà parlé du monothéisme plus haut. Pourtant, nous ne sommes pas tenus d’adopter des normes sociales qui n’appartiennent pas à notre culture, comme personne n’est tenu de parler la langue du pays d’où provient le vin qu’il boit ou la chanson qu’il écoute. Beaucoup d’entre nous ont souffert du comportement caractériel de “prima donna” des maîtres japonais et, maintenant qu’ils ne sont plus, ils le reproduisent, persuadés qu’en les imitant ils deviendront aussi “grands” qu’eux. La grande majorité d’entre nous se trouve exactement dans la position d’officiers n’ayant jamais connu la guerre. Faute de combats, même sportifs, nous nous confrontons sur le terrain de la dialectique à coups de théories que nous n’avons jamais pu tester réellement. Ceci est vrai pour l’aïkido, ça l’est encore plus pour les armes. En effet, s’il existe la probabilité d’être un jour agressé dans la rue et de devoir utiliser les techniques apprises sur le tatami, on peut difficilement imaginer les agresseurs armés de katana !
Il s’agit d’une dure réalité que tout enseignant devrait garder constamment à l’esprit : nos choix didactiques ne sont basés sur aucune réelle expérience combattive et ceci est d’autant plus vrai pour la pratique des armes. En effet, quand j’enseigne à mes élèves qu’à l’attaque d’uke la réponse est comme ça, je n’en sais absolument rien mais je veux bien y croire parce que la finalité de la technique n’est pas de faire face à une hypothétique attaque dans la rue mais plutôt de trouver l’harmonie et la paix en soi. Combien d’entre nous seraient prêts à vérifier réellement avec un sabre l’efficacité de leur technique! J’ai personnellement connu des pratiquants qui avaient une réelle expérience du combat, comme anciens mercenaires par exemple, mais aucun d’eux ne s’illusionnait sur la raison pour laquelle ils faisaient du budo.
Nous sommes une grande majorité à nous leurrer sur “l’efficacité” de l’aïkido. J’ai placé ce terme entre guillemets parce que, personnellement, je n’en doute pas. Mais que la technique marche ou fonctionne ne signifie pas qu’elle est efficace dans un autre contexte que celui de son étude formelle sur un tatami. Ou, autrement dit, que mon irimi nage soit “efficace” ne veut pas dire qu’il me permet d’éviter les balles. Cette perspective devrait nous aider à redimensionner notre pratique et comprendre toujours mieux pourquoi nous avons choisi de faire aïkido.
Et puis, entre nous, pourquoi ne pas se laisser bercer par le chant des sirènes et se complaire à jouer le gros poisson dans le petit étang ? Et qui pourrait s’en plaindre, vu que tout le monde aspire à prendre la place ? A un certain moment de son parcours, le pratiquant/enseignant peut être tenté d’enseigner sa musique plus que le solfège. Sous prétexte de posséder un style, il pense pouvoir le transmettre par le discours plus que par la pratique, persuadé qu’une bonne explication rationnelle suffira au pratiquant pour exécuter correctement le mouvement, alors qu’il aurait plutôt besoin de le répéter, encore et encore. Beaucoup d’entre nous se souviendront des heures de suburi conduites par Chiba sensei et ils n’auront pas oublié qu’il les faisait avec nous. Avec l’âge et comprenant qu’il n’avait plus le corps pour accomplir cette part importante de la formation d’un pratiquant, Tamura Sensei a eu l’astuce de déléguer cette tâche à ses jeunes poulains et il les a assistés le temps nécessaire à leur sevrage.

Il est vrai que les uchi deshi historiques disaient peu et on pratiquait beaucoup, sans trop vraiment savoir ce qu’on faisait mais on le faisait parce qu’on savait intuitivement que c’est par le corps qu’il fallait passer. Aujourd’hui la tendance semble inversée : on pratique moins et on sait plus ce qu’on doit faire mais on n’a pas le temps de le faire parce que comprendre la théorie devient plus important que faire le mouvement. Pourtant n’est-ce pas sur la base de nos erre …


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