Entretien avec Stéphane Benedetti II N°13/2005

Rencontre avec de grands maîtres

Maître Kobayashi

    Passons à autre chose: tu as été en contact avec Me Kobayashi, n’est-ce pas ?

    Oui, je le connaissais assez bien, même. J’ai passé très peu de temps avec Kobayashi physi­que­ment, sur le tapis… J’ai habité des années à Osaka, mais je n’allais pas au dojo : les entraî­ne­ments à 6 heures du matin ce n’est pas mon truc… Par contre on avait d’excellentes rela­tions sur le plan personnel et amical. Il venait très souvent à la maison. Il a passé des nuits à m’expliquer des choses sur l’aïkido, sur O Senseï, et c’était une encyclopédie vivante.

    Même s’il n’en parlait pas trop ici, en Europe, parce qu’il avait des problèmes de communication, c’était quelqu’un qui avait une réfle­xion extrêmement aiguë et extrêmement pré­cise sur l’aïkido et sur le pourquoi et le comment des choses en aïkido, sur la mécanique de l’aïkido et, d’un autre côté, sur les choses que O Senseï a pu enseigner. Kobayashi appartenait à cette génération de gens qui ont commencé après la guerre mais qui étaient suffisamment mûrs pour avoir écouté et assimilé ce que disait O Senseï. Sans vouloir faire de critique, et Tamura Senseï le dit lui-même, la génération des ushi deshi de l’âge de Tamura ou un peu plus jeune, avaient 17-18 ans, 20 ans quand ils étaient à l’Aïkikaï, et tout ce que racontait O Senseï les emmerdait souverainement. Ils se cachaient derrière pour essayer de dormir pendant qu’O Senseï racontait ses trucs, et ils n’attendaient qu’une chose, c’est de pouvoir se remuer.

    Ce n’est pas mon commentaire, c’est ce que j’ai entendu raconter des dizaines de fois par Tamura lui-même, par Yamada… Ils disent tous la même chose : ce que racontait O Senseï les emmerdait souverainement. Et ils n’ont pas écouté, alors que les gens de l’âge de Kobayashi, de l’âge d’Arikawa, Tada, peut-être même Saïto, qui à un an près sont tous dans le même groupe d’âge, étaient plus adultes et donc plus à même d’essayer d’écouter et de comprendre ça. Et ils ont certainement pu, grâce à cela, transmettre quelque choses de plus complet.

    En plus Kobayashi avait une réflexion profon­de, personnelle, et sur l’enseignement, et sur la technique qui était fascinante. Et une manière de le transmettre qui était parfois amusante mais toujours très… je dirais percutante. Il savait mettre le doigt exactement sur le point et avec une réflexion … – moi je suis européen : même si je parle japonais, je n’ai jamais été japonais, ou alors je ne m’en souviens pas – mais Koba­yashi était capable d’un raisonnement qui, pour moi, faisait sens. Il arrive parfois, avec certains Japonais, que leur raisonnement ne soit un peu embrumé, un peu difficile à suivre. Si raison­ne­ment il y a… J’ai l’impression que cela procède beaucoup plus par enchaînement de sensations, de feeling, que réellement par ce que l’on appelle, nous Occidentaux, un raisonnement.

    Mais Kobayashi était capable… comme Arikawa par exemple, – ce sont deux personnes que j’ai énormément appréciées et pour leur gentillesse et pour leur capacité à transmettre d’une manière absolument claire. Tous les deux étaient capables d’exprimer les choses claire­ment, de manière absolument précise et ce, qu’ils parlent à un Japonais ou à un Occidental. Je crois que quand l’on maîtrise vraiment son sujet, on est capable de l’exprimer clairement à n’importe quel auditoire. Et les gens, comme beau­coup de Japonais, se contentent d’approxi­ma­tions intellectuelles… bien sûr il y a tout le discours sur le fait que l’intellect ne permet pas d’appréhender une pratique, ce qui est certaine­ment vrai, c’est même indiscutable, mais enfin on a tous le même fonctionnement, on a un corps, on a un intellect, et l’intellect, il fait partie du bonhomme. On ne peut pas couper l’intellect en prétendant que l’intellect n’existe pas, ce n’est pas vrai.

La culture japonaise, le Shinto et nous
 
    Les Japonais, même s’ils tiennent tout un discours sur leur langue... moi j’ai lu des Japonais, anciens même, justement, plus on va dans le cœur de la civilisation au Japon, plus on trouve des gens qui sont parfaitement capables de s’exprimer et d’exprimer les choses de manière claire.
 
    Pour prendre un exemple un peu en dehors de l’aïkido : le théâtre nô. Il y a un texte qui s’appelle le Kadensho qui a été écrit au XVe siècle par un monsieur qui s’appelait Zeami, qui est con­si­déré comme le fondateur de nô tel qu’on le connaît aujourd’hui. C’est un tout petit ouvrage, écrit dans un japonais assez ancien qui n’a pas grande chose à voir avec le japonais moderne, et on trouve des éditions contemporaines où il y a le texte ancien et la traduction – et il s’agit bien d’une traduction – en japonais moderne. Et c’est très drôle, parce que la phrase ancienne est claire, simple, directe, et la phrase en japonais moderne, c’est une sorte de dissolution, de délayage de la phrase ancienne qui elle est simple, claire et très directe, qui exprime une idée précise que l’on peut suivre alors que dans la traduction, on perd le fil. Je ne sais pas si c’est la langue japonaise moderne qui a perdu cette capacité de mettre le doigt sur les choses, mais dans le japonais classique, c’est sûr que cela existait.
 
    Par exemple, et je vais en faire hurler certains, j’ai essayé de lire « Takemusu Aiki ». En fait il ne s’agit pas de textes que O Senseï a rédigés lui-même mais des transcriptions de conférences qu’il a faites devant une société religieuse qui s’appelle la Byakko Kaï, la Société de la Lumière blanche, et qu’elle a publiées. Il y parle d’aïkido entre autres choses, il parle des dieux, de sa conception religieuse de l’aïkido. Pour moi, franchement, il s’agit d’un jargon totalement incompréhensible.

    Gérard Blaize a essayé d’en donner une traduction, je ne veux pas lui jeter la pierre parce que moi je n’aurais même pas osé essayer. Il a essayé, mais ce qu’il a traduit en français n’est pas plus clair que ce qu’il y a dans l’original japonais, et non seulement ce n’est pas plus clair, mais il s’agit d’une autre obscurité. Je veux être très clair : je ne veux pas dire qu’il a écrit des conneries, simplement c’est tellement incompré­hen­sible, que quand on essaie de le traduire on est obligé de retomber dans une obscurité complète. En plus l’obscurité devient double en français parce que personne n’a le substrat culturel nécessaire pour commencer même à comprendre ce dont il s’agit dans ce monde du Shinto, que le Français moyen ignore, et le Japonais moyen aussi.

    D’une certaine façon, j’admire Blaize pour avoir osé essayer de se lancer dans une traduction de ce truc là. J’avais vaguement envisagé la choses il y a quelques années, mais je me suis rendu compte que ce n’était pas possible. Je pense qu’il s’agit de choses qui ne sont pas traduisibles. Il faudrait disposer soi-même de tout le substrat culturel que cela suppose dans la connaissance du Shinto, et de ce Shinto très particulier de l’avant-guerre japonaise qui est extrêmement imbibé d’idées politiques que l’on ne va pas commencer à discuter là. C’est compliqué : la politique qui est là dedans, c’est une politique qui commence avec Meiji, ce n’est pas seulement la politique de l’avant-guerre. Il ne s’agit pas de dire : « Ah, ce sont des trucs qui sont imbibés du fascisme japonais d’avant-guerre ». C’est vrai, mais ce n’est qu’une toute petite partie, il y a toute la reconstruction d’un mythe impérial qui s’est faite à la fin du XIXe siècle qui fait partie de cette histoire… alors ça suppose … on est déjà sorti du Shinto, on est entré dans le domaine de l’histoire politique japonaise, des luttes pour savoir qui gouverne, quel type de pouvoir possède l’empereur, c’est très mélangé… cela présuppose, pour le comprendre, de connaître toute cette histoire-là. Déjà les Japonais, les jeunes, et les moins jeunes, ne connaissent pas tout ça, même de manière superficielle. Alors les Français…

    Les concepts que développe O Senseï sont ancrés dans tout un tas de choses … c’est un ensemble extrêmement complexe. Et je pense que le Shinto qui est la branche japonaise du chamanisme, est une chose qui est extrêmement difficile à appréhender pour un Européen moderne, même de culture traditionnelle.

    Est-ce que cela a un rapport avec le Bouddhisme ?

    Non, le Shinto, c’est plutôt le chamanisme. Je suis une fois allé aux Etats-Unis dans un truc de chaman indien, par curiosité plus que par intérêt vrai : je me demandais de quel truc il pouvait bien s’agir. Là aussi c’est comme avec Castañeda : il y a le chamanisme indien et il y a la retranscription de ce chamanisme par des Américains qui eux, sortent d’une culture moderne. Déjà il y a des choses que l’on peut discuter, soupçonner. Ma réaction a été : tout cela est très intéressant, mais le chamanisme ce n’est pas ma culture. Moi je suis un vieux Méditerranéen de culture, un vieux Méditerranéen du nord, de culture latine, de culture provençale, l’Espagne, l’Italie, la Provence, toute cette partie du Nord méditerranéen, c’est ma culture. Déjà quand j’arrive en Allemagne je me demande dans quel monde je suis tombé, je vais en Angleterre, je suis dans l’incompréhension la plus totale… je suis un Méditerranéen. C’est très rigolo de vivre au Japon pour ça… J’y ai passé quand même pas loin de 10 ans.

    À quelle période ?

     C’était dans les années 70. La première fois que je suis allé au Japon c’était en 1970, c’était au moment de l’exposition à Osaka. Puis j’y suis retourné en 72-74, pour deux ans, puis de 1977 à 84. En tout j’y ai passé 9-10 ans.

Steven Seagal

    Nous sommes en train de publier, dans notre magazine, une traduction du livre de Miyako Fujitani, l’ex-épouse de Steven Seagal. Et, dans le contexte de l’histoire de son dojo à Osaka, elle parle d’un certain « K. Shihan », avec « K » écrit en romaji. Pourrait-il s’agir de Kobayashi ?
 
    Oui, oui, bien sûr. Ils n’étaient pas dans les meilleurs termes. Ça, je le sais (rire). J’étais à Osaka à cette époque là, il y avait Steven Seagal qui s’agitait à Osaka, qui faisait le grand maître. Vous m’excuserez, mais je n’ai pas le moindre respect pour Steven Seagal comme maître d’aïkido, mais alors zéro.

    Au cours d’une soirée très conviviale avec, entre autres, Doshu (Moriteru Ueshiba) j’ai entendu dire qu’il aurait acheté son 7e dan…

    Acheter son 7e dan, c’est une pratique normale, et ce n’est pas ça mon problème. Mais moi, j’ai vu Seagal à Osaka se comporter comme un voyou.

    Il était encore jeune…

    Il était jeune et à l’époque il n’était pas connu. C’était seulement le mari de cette dame, Miyako Fujitani, dont la famille possédait un dojo et il y avait une bagarre, que je n’ai jamais comprise d’ailleurs, sur ce dojo. Kobayashi y avait enseigné avant que Seagal n’arrive. Le dojo appartenait à la famille. Seagal avait gagné ses grades en utilisant une technique assez simple : il prétendait être le seul étranger à enseigner au Japon. Ce qui n’est pas vrai : il y a des gens très corrects, comme John Stevens qui enseignait au Japon, c’est quelqu’un qui parle parfaitement japonais et qui est professeur d’histoire du bouddhisme dans une université japonaise, qui est quelqu’un dont les qualifications sont claires. Seagal jouait sur ce truc là à Osaka. Il y a une certaine naïveté japonaise : « Ah ! Un étranger qui enseigne l’aïkido, c’est très rigolo ! » Et il a passé son temps à jouer, en changeant de fédération : « Je viens chez vous, j’apporte tout mon … ». Et comme ça il est monté de dan en dan tous les trois mois il changeait de fédération et tous les trois mois il montait d’un dan. Il a commencé l’aïkido très tard, il a commencé en 1972, par là, et en 1976 il était déjà 6e dan. Que ce soit un grand machin assez costaud, c’est vrai, mais son aïkido c’est une merde.
    
    Après que les imbéciles, quand ils voient un film, pensent que le mec, parce qu’au cinéma il fait kote gaeshi, il sait faire kote gaeshi vraiment, que c’est un maître d’aïkido… il faut être complète­ment abruti, idiot. Confondre le cinéma avec l’enseignement d’une discipline ! Et ça se sont des gens qui se transforment eux-mêmes en victimes, ça n’a rien à voir avec Steven Seagal lui-même. Comme acteur, les gens en pensent ce qu’ils veulent, ce n’est pas mon problème du tout. Comme « maître d’aïkido »… je discute.



Retour sur Maître Kobayashi
    Est-ce que le dojo de Kobayashi était proche du Hombu ?

     Il n’avait pas une relation d’amour profond avec l’Aïkikaï comme organisation. Là il y a peut-être des choses qui ne sont pas très claires. Je soupçonne…

    Kobayashi était d’origine coréenne et au Japon c’est extrêmement mal vu. Un Coréen d’origine : c’est un hors-caste, surtout à cette époque-là. Et il a, je pense, été victime de discrimination purement et simplement raciste, et peut-être qu’au bout d’un moment il en a eu marre. Je crois qu’il y a eu beaucoup de ça. Il a été peiné, et ça je le sais – c’est lui qui m’en a parlé une fois – il a été peiné de l’attitude qu’ont pu avoir certaines personnes vis-à-vis de lui. Maintenant, j’ai vu l’inverse, je connais des gens qui, pour se faire mousser auprès de Me Tamura, par exemple, ont cassé du sucre sur le dos de Kobayashi et qui se sont fait très, très, très, très sérieusement rembarrer par Tamura qui avait un pro­fond et sincère respect pour Me Kobayashi.

    Kobayashi était son sempaï et c’était quelqu’un qui a énormément fait pour aider tout ce groupe d’ushi deshi ap …  en savoir plus, dans l'édition 13F/2005

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