Je suis très heureux de te rencontrer à nouveau: notre premier entretien date de 2005... et je suis curieux de savoir si, et si oui, comment, a évolué ta compréhension de l’aïkido comme art martial.
Jean-Marc : Cela fait 14 ans que nous avons effectué notre précédent entretien, cela nous rajeunit…
Je voudrais d’abord apporter quelques précisions lexicales à mon propos. Le terme « martial » correspond étymologiquement plutôt à un contexte « guerrier » alors que la discipline que nous pratiquons –l’aïkidō– est une discipline usant de méthodes qui relèvent plutôt des nécessités d’une police « civile » que de combats « militaires ». Nous n’utilisons pas des armes de guerre, des fusils d’assaut ou des lances roquettes, etc., nous n’utilisons pas d’armes à feu. L’éducation à l’emploi des armes proposée par l’aïkidō est avant tout conceptuelle car nos armes sont en réalité celles d’un passé japonais révolu. Certes, elles permettent de développer intelligemment et de manière très intéressante les concepts de l’aïkidō mais elles sont clairement datées. En effet, il est évident que si un bâton, un couteau en bois ou un sabre en bois pourraient éventuellement présenter une utilité – restreinte – dans un combat de rue, leur emploi sur un champ de bataille moderne serait plutôt suicidaire. Nos techniques à mains nues sont certes toujours combatives mais plus vraiment adaptées à un champ de bataille du XXIe siècle. Par contre, l’esprit qu’un tel travail permet de développer, la conscience du danger, la perception de différentes distances, le travail sur l’intention, etc. ce sont là des compétences utiles dans bien des situations, martiales ou non d’ailleurs. Tout ceci pour dire qu’il faut donc rester prudent avec le vocabulaire que l’on emploie et préciser ce que l’on entend par « martialité », expression qu’il ne faut d’ailleurs pas confondre avec brutalité.
Ensuite, il y a un aspect supplémentaire qu’il me semble intéressant d’évoquer… Lorsqu’un travail combatif respecte les lois de la biomécanique de manière dynamique et cohérente, il devient significativement esthétique, l’aspect martial et l’aspect artistique se complétant alors et n’étant plus du tout antithétiques. Cela vient en fait au moins partiellement de la procédure évolutive de l’enseignement traditionnel japonais dans les arts martiaux. Dans celui-ci, au début de sa pratique, le débutant peut être considéré comme un apprenti artisan qui, au fil du temps, en vient à simplifier économiquement ses gestes, à les raffiner en une épure qui est proche de la démarche d’un artiste. Quand le mouvement est économe, épuré, quand tout ce qui était superflu dans le geste du débutant a été élagué… son travail devient alors esthétique, la vraie richesse et la beauté du mouvement résidant dans la discrétion mise dans l’action et dans la sensation d’absence d’efforts visibles. Le temps est nécessaire pour y parvenir, cela ne pouvant être obtenu après les quelques semaines – même intenses – dispensées lors de la plupart des formations militaires dont le but est avant tout d’obtenir une certaine efficacité le plus rapidement possible. Et puis, il faut avouer que ce n’est pas le but premier des armées d’amener à un raffinement plus social que guerrier comme c’est le cas dans les budō modernes.
En fait ce sont ces éléments qui me font finalement penser que nous pratiquons moins un art martial que policier. Il y a de nombreuses traces de ce phénomène au Japon, comme le fait que de nombreux policiers pratiquent nos disciplines et que certains experts renommés – tel Maître Shioda – ont régulièrement assuré la formation de la police tōkyōïte lors des cours spéciaux dédiés à leurs membres. Nombre des techniques que nous utilisons sont clairement utilisables pour des manœuvres d’interpellation, comme sankyo ou hiji kime osae qui sont tout à fait sont exploitables pour maîtriser un individu et éventuellement l’emmener au poste...
Est-ce que l’aïkidō a changé pour toi ?
Oui, mais il a plus changé dans les méthodes éducatives avec lesquelles nous travaillons maintenant et la compréhension que nous en avons que par ses fondations. Ce n’est pas facilement dissociable bien sûr car, comme je viens de le mentionner, auparavant nous suivions le système japonais qui prévalait, nous devions avant tout être capables de copier ce que l’on voyait et de le répéter pendant une dizaine d’année avant d’espérer commencer à le comprendre. Un tel système n’est pas forcément inutile et fonctionne très bien, surtout au Japon où c’est la méthode majoritairement employée dans l’enseignement. Cette approche présente un gros avantage, car elle évite de trop intellectualiser puisque l’on ne verbalise pratiquement pas, mais en même temps, elle est loin d’être directement accessible à la tournure d’esprit de bien des occidentaux car nous sommes quand même plutôt cartésiens et pétris par l’idée qu’il faut d’abord comprendre pour bien faire. Donc la méthode répétitive privilégiée par les japonais est loin de correspondre à l’ensemble de notre population.
Dans tous les cas, il ne faut bien sûr pas oublier que, même si des explications ont été fournies, le travail corporel reste indispensable pour amener l’apprenant à appréhender le côté physique et technique de la manière la plus complète qui soit, la plus adaptée possible à son corps comme à son intelligence.
Je pense que ces difficultés se sont un peu aplanies car les perceptions pédagogiques ont beaucoup bougé en Europe depuis les années 70 et pas seulement en ce qui concerne l’aïkidō. J’ai eu la chance de travailler sur la pédagogie tout au long de ma carrière professionnelle et je sais que si elle n’est peut-être pas l’alpha et l’oméga, elle ne doit pas être figée si elle veut demeurer un outil utile. En clair un bon technicien n’est pas forcément un bon pédagogue et le résultat en est que ses cours peuvent ne pas être satisfaisants mais l’inverse est probablement plus toxique, à savoir quelqu’un qui enseigne bien quelque chose d’erroné…
Et, bien sûr, comme j’ai suivi ma formation pour le brevet d’État dans les années 70 pour le 1er degré puis au milieu des années 80 pour le 2e degré, dans des cursus offerts par l’INSEP (l’Institut National des Sports, de l’Expertise et de la Performance où s’entraînent les athlètes de haut niveau) j’ai pu bénéficier des réflexions sur la pédagogie, sur le mouvement et la corporalité, réflexions qui étaient comme je viens de l’évoquer en plein développement dans ces années-là. J’ai alors été formé entre autres par des médecins du sport – majoritairement pratiquants de judo et recrutés par la FFJDA – qui ne se cantonnaient cependant pas au monde des arts martiaux mais étudiaient également le geste sportif dans d’autres activités corporelles. Les quelques aïkidōkas et karatékas présents étaient très minoritaires, les participants se destinant principalement à devenir des professionnels de judo. Les options pédagogiques qu’il nous était alors donné d’étudier m’ont amené à réfléchir sur le principe de répétition qui, déjà à l’époque, me semblait ne pas forcément correspondre à tous les publics.
J’avais bien conscience que ce type de travail pouvait certes être utile car le principe d’imprégnation agit sur la durée mais il me semblait évident que l’utilisation de son cerveau n’était pas pour autant inconcevable… La « sur-mécanisation » d’un geste peut amener à une sorte d’automatisation qui ne mène pas forcément à la spontanéité lors d’un combat alors que c’est l’une des compétences nécessaires à la gestion efficace d’une bagarre. Dans le modèle éducatif mis en place par les arts martiaux japonais, l’emploi du principe formateur du « tanren » (la forge du corps) fait partie d’un éventail d’étapes visant à amener l’efficacité mais ce n’est cependant pas forcément une panacée. En effet, la spontanéité, l’intuition – née du détachement – sera d’autant plus opérante qu’elle aura été accompagnée par une réflexion intelligente au fil de la formation.
Pour être plus précis, en aïkidō, traditionnellement, et comme le montrait Maître Morihiro Saïto, le parcours qu’il s’agit de suivre lors de la formation se fonde sur l’idée que l’on doit d’abord apprendre à gérer le principe action / réaction (attaque / défense) via une forme « go no geiko ». Ensuite, ces bases étant posées, il s’agira de passer à un travail plus fluide où attaque et défense se produiront en un temps unique dans la forme « ju no geiko ». À terme, on peut espérer qu’une troisième organisation prendra place, celle de « ryu no geiko », dans laquelle la prescience, l’intuition, permettront de provoquer l’attaque, de l’« appeler ». Enfin, ces évolutions sont censées amener à une quatrième étape, plus proprement énergétique car utilisant le ki… ce qui n’est pas à la portée de tout le monde ! Si les premières étapes peuvent fonctionner relativement facilement avec des pratiquants japonais qui sont déjà imprégnés socialement et scolairement par un tel mode opératoire, il semble plus prudent de ne pas trop s’attarder sur l’étape « go no geiko » avec des occidentaux qui montrent une certaine propension à confondre fermeté et rigidité, le risque étant de les voir arriver rapidement à des situations de blocages, figées à cause d’un excès de zèle.
Il n’y a pas très longtemps, j’ai re-visionné des films des Maîtres Tamura, Noro et Sugano tournés dans les années 70… Tout était extrêmement mobile, avec des mouvements félins dans le cas des deux premiers et plus dans le style des ursidés pour le troisième mais dans tous les cas, les mouvements étaient amples et restaient toujours extrêmement souples en fait.
Dans les arts de combat, dans les années 80/90, les lignes ont donc au fond beaucoup bougé quant aux moyens pédagogiques employés. Pour certains cela a été avec excès, avec des approches trop intellectuelles, et parfois stéréotypées, parfois même au détriment d’un minimum de réalisme combatif. Mais ces épiphénomènes, ces à-coups au travers du temps, ont probablement permis à l’aïkidō de rester finalement vivant. Et je pense qu’il faut garder ce côté-là. Quand on regarde les films ou Kisshomaru Ueshiba apparaît, on peut voir combien ses mouvements étaient élégants, alors qu’il avait déjà bien dépassé les 70 ans. Son fils Moriteru qui se rapproche maintenant de cet âge-là a conservé la même distinction. Tous les deux auront été des ambassadeurs de choc, des représentants de la discipline, un peu comme la reine d’Angleterre l’est pour la Grande-Bretagne, toutes choses égales par ailleurs, bien sûr !!! Les Doshus successifs sont les conservateurs du « style Aïkikaï » et sont donc obligés de proposer une certaine image (qui peut sembler figée tellement elle est devenue lisse) certes avec beaucoup de dynamisme même si, là encore, il ne s’agit pas de bouger pour bouger…. Lorsqu’il travaillait en suwari waza à la fin de sa vie, Ōsenseï se déplaçait très peu mais ce qu’il faisait lui suffisait pour faire fonctionner la machine car il guidait les attaques et le mouvement corporel de ses ukés. Une fois de plus, il faut bien sûr se méfier de ce qui relève de l’apparence, du visuellement captable, et la réalité de l’échange. Il s’agit d’un jeu en vérité plus complexe qu’il ne le paraît puisque Ōsenseï captait l’attaque en permanence, la précédait, l’attirait, l’aspirait. C’était le résultat du travail d’une vie, il était centré et n’avait donc besoin de se déplacer que d’une façon minimale, ses partenaires gravitant en périphérie de son corps… … Pour en savoir plus, consultez l'édition de l'AJ n°71