tu as passé toute ta vie au Havre ?
Non, je suis natif de la Sarthe. Je suis né à 7 km du Mans, et je suis arrivé à l’âge de 17 ans au Havre.
avec tes parents ?
Non, tout seul. Parce que je suis un petit garçon de l’Assistance Publique avec mes frères et sœurs. Je suis arrivé au Havre à l’âge de 17 ans. Auparavant, j’ai fait la plonge et le serveur dans la restauration, et je me suis dit que ce métier n’allait pas être pour moi, parce que je serais pris les jours de fête et j’ai décidé de faire autre chose. Donc je suis arrivé au Havre pour apprendre le métier de peintre en bâtiment. Ensuite j’ai été pendant des années en apprentissage, puis je me suis mis à mon compte pendant 6 ans, ça marchait très bien, ensuite j’ai terminé comme chef de travaux dans une entreprise. Je pratiquais l’aïkido, et cela a été pour moi important, de pouvoir travailler pour gagner ma vie et en plus pratiquer l’aïkido. J’ai énormément travaillé en aïkido, énormément.
Lorsque j’ai commencé l’aïkido, j’avais 24 ans. Je suis arrivé dans un dojo de judo très réputé au Havre. J’ai regardé et j’ai vu une affiche avec un samouraï. Il y avait marqué aïkido dessous. Et je dis au professeur de judo, « mais c’est quoi l’aïkido » ? « Oh c’est pour les handicapés, ce n’est pas fait pour vous» et je me suis dit « mais pourquoi dit-il ça ? » Parce que j’étais quand même espiègle et je voulais toujours savoir pourquoi les gens disaient des choses. Je suis allé voir, j’ai regardé l’aïki et je me suis dit « ah, ce n’est pas mal ». Le professeur était impressionnant, par sa stature, sa taille dans le dojo, il représentait, il sortait quelque chose. Et il me dit « Vous voulez pratiquer ? »
Et je lui dis « Eh bien écoutez, je regarde ». J’ai dû rester ¼ heure, il y avait 7/8 personnes sur le tatami ; il me dit « vous voulez commencer quand ? » et je réponds « je reviens la semaine prochaine ». Il s’est dit : « comme tous ». Il y avair plein, qui venaient et qui regardaient.
La semaine d’après, je suis venu, je me suis inscrit et j’ai commencé. Et depuis ce jour je n’ai jamais arrêté. C’est dans ma mémoire, le 18 septembre 64, j’ai commencé l’aïkido, et j’ai continué.
Au bout de 3 ou 4 mois je ne trouvais pas cela aussi dynamique que je l’espérais, et j’avais envie de changer. J’ai bien fait de continuer puis qu’en janvier 65, il a invité Maître Noro, et Senseï est venu dans le dojo. Je crois que cela a été pour moi déterminant : c’était extraordinaire de le voir travailler et de pouvoir en plus être à son contact, moi qui était tout jeune et un petit peu fou fou, plein de fougue, plein d’incohérences dans ma façon d’être. L’époque était comme ça, aussi, on avait envie de vivre, envie de s’amuser, et de faire les choses, sans excès, mais de faire tout, tout ce qu’on pouvait utiliser. On allait courir, on faisait des tas de choses, on aimait ça ; peut-être le fait d’avoir travaillé très jeune m’a donné cette envie de l’effort. Je crois qu’aujourd’hui malheureusement, le goût de l’effort se perd. Les gens sont toujours en train de se plaindre. Pour moi, franchement, la vie est belle. L’aïkido a une importance capitale dans ma vie. Ça m’a structuré, ça m’a appris plein de choses. J’ai côtoyé les autres qui m’ont apporté énormément, parce que le contact avec les autres personnes fait que tu te construis. Avec Maître Noro c’était génial, on ne parlait jamais de passage de grade, on ne parlait pas de ça.
et ton professeur s’appelait comment?
Monsieur David
et lui, il est d’ici ?
Oui il est natif du Havre.
avec qui a-t-il appris l’aïkido ?
Monsieur David a appris l’aïkido d’André Noquet et de Tadashi Abe. Il allait aux stages de Tadashi Abe. Mais l’aïkido était à cette période très peu connu. Ce sont surtout les judokas qui ont commencé à faire de l’aïkido. Pour Jean Zin par exemple et Tadashi Abe, c’était une période difficile – ils commençaient à pratiquer l’aïkido et surtout à l’enseigner – parce qu’il y avait des tests.
… des tests ?
Eh bien ils testaient les gens. Pour eux l’aïkido n’était pas quelque chose d’assez virulent. Mais je pense que les judokas qui ont fait de l’aïkido à cette période avaient une autre image en fait. Comme ils n’avaient que le judo – il n’y avait pas le karaté, qui est arrivé après – ils se disaient que professionnellement cela pourrait leur amener autre chose et je pense qu’ils ont bien fait. Tous les judokas ne l’ont pas fait mais il y en a beaucoup qui l’ont fait et mon professeur faisait partie de ces gens puisqu’il était shodan de judo.
Et donc il a perpétué son art. On leur doit beaucoup parce que 10 élèves pendant 10 ans, je ne sais pas si moi, je l’aurais fait. D’ailleurs il faut que j’aille le voir parce qu’il habite à Rouen, pas loin d’ici et j’ai promis de lui rendre visite. C’est important pour moi de le côtoyer. Il est celui qui m’a fait aimer l’aïki. Ensuite il y a eu Maître Noro bien sûr, qui m’a apporté tellement de choses.
Je dis toujours que les élèves doivent être demandeurs vis à vis de leurs professeurs. S’il n’y a pas ça, il n’y a pas d’échange, l’enseignant s’essouffle parce qu’il a l’impression que les gens viennent là, et qu’il ne doit que donner. Il doit donner mais s’il n’a pas suffisamment de connaissances, c’est très limité et à ce moment-là les élèves arrêtent. Lorsque les élèves sont demandeurs et que l’enseignant se recycle et continue à travailler sur lui, cela débouche sur quelque chose de positif.
Aujourd’hui j’ai eu 70 ans, c’était samedi dernier, le 23 janvier, et j’ai l’impression que je recommencerai l’aïkido. J’ai l’impression aujourd’hui que cela ne fait pas 47 ans que je pratique. J’ai encore soif d’apprendre, je crois que cela ne s’arrêtera jamais. Ce budo est tellement riche qu’une vie ne suffira pas à aller au bout de ce que j’ai envie de faire. Mais je m’efforce de travailler le plus possible, pour mes élèves et pour moi. Parce qu’on travaille pour soi, pour les élèves, pour essayer que cet aïkido se perpétue et surtout pour le représenter le mieux possible.
et c’est Noro qui t’a donné le 1er dan ?
Oui, et c’est une anecdote incroyable. Il vient au dojo et j’étais 1er kyu. Au 1er kyu on ne portait pas le hakama. D’ailleurs, aujourd’hui, je trouve cela un peu drôle parce que par exemple si vous faites du Iaï vous portez le hakama, si vous faites du kendo, vous portez le hakama, et si vous faites de l’aïkido, c’est le vêtement de l’aïkidoka, je ne vois pas pourquoi vous ne le portez pas. Il est vrai que pour la personne qui vient s’inscrire c’est cher, donc on essaie d’attendre un an. Mais il ne faut pas être plus royaliste que le roi, il faut à un moment donné dire ok, vous avez un an d’aïki vous pouvez porter le hakama. A l’époque, je ne l’avais pas et la ceinture ne m’intéressait pas, c’est porter le hakama qui m’intéressait. Un jour, Maître Noro vient pour un stage et à la fin du cours du samedi soir, mon professeur dit, « Monsieur Michel et Monsieur VDB vous passez l’examen shodan ». Ah bon, eh bien allons-y ; je pense que cela ne devait pas être terrible ce que j’ai fait à ce moment-là, ni lui ni moi n’avons eu le shodan et il a dit à Monsieur Michel, « vous avez l’autorisation de porter le hakama ». Je n’ai rien dit, j’attendais, moi non, donc je me suis dit tu vois, toi le petit gars qui croit que tout est arrivé eh bien tu vas attendre encore un peu. Donc j’ai attendu. Je suis allé un an après passer mon examen 1er dan sans hakama chez Maître Noro rue Constance à Blanche. Quand je suis rentré, mon professeur en arrivant le mardi au dojo, m’a dit «Maintenant, vous pouvez porter le hakama, vous savez pourquoi ? » Je dis « Oui, je vous ai dit que la ceinture noire ne m’intéressait pas, la seule chose qui m’intéressait c’était l’habit ». Donc c’était incroyable. En même temps c’était bien, parce que cela canalisait quelque chose en moi qui aurait été peut-être un peu d’orgueil. Quand on est jeune on est tous un peu orgueilleux, c’est normal, avec le temps, on s’assagit, on voit les choses différemment et je pense que ce qu’il a fait a été très bénéfique. Je me souviens lorsque j’allais en stage et que je revenais au dojo, il me disait « Vous ne faites pas ce que vous avez vu au stage » Je ne le faisais pas, je gardais cela pour moi. Un jour, un test – il testait beaucoup comme le faisaient les Japonais. Allais-je passer outre ses ordres dans le dojo quand il n’était pas là ? Est-ce que j’allais faire des choses ? Je ne l’ai jamais fait. Parfois il n’était pas là le samedi et je faisais ce qu’il me montrait mais je ne montrais pas ce que j’apprenais dans les stages. Un jour il m’a dit « Bon, vous prenez les cours anciens et là, vous êtes libre ». Un professeur qui vous dit ça, dans son propre dojo, je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup, même aujourd’hui. Cela m’a donné un tel respect pour lui, un tel respect et en même temps l’envie de me surpasser, lorsqu’il m’a donné cette chance, cela a été un bonheur, un bonheur total pour moi. Je crois que j’ai senti qu’on avait libéré quelque chose en moi qui a fait qu’aujourd’hui je suis encore sur les tatamis.