Lazard Pierre, AJ41FR

C’est la forme pas le fond

Il y a une chose que l’on ne peut pas transmettre dans une interview écrite, c’est la voix. La voix de Pierre Lazard est grave, tranquille, forte. Sa voix est à l’image de son aïkido, une présence imposante et empreinte de bienveillance. Pierre Lazard est à part dans le monde de l’aïkido. Loin de lui la recherche de reconnaissance fédérale et la course aux grades, il ne veille qu’à enseigner le fruit de ses recherches sur l’aïkido et autour de l’aïkido, enrichissant son enseignement de l’étude des philosophies orientales, tout en gardant un esprit cartésien d’ingénieur. Il nous livre dans cette interview sa conception de l’aïkido et les moyens qu’il met en œuvre pour l’enseigner.

Début en Aïkido et Maître Tamura

J’ai commencé l’aïkido par hasard, par curiosité, il y a près de 50 ans. J’étais sportif et comme beaucoup je pratiquais le judo. Au début des années soixante, j’habitais à côté du Judo Club de Nice, le dojo de Maître Bogaert, le premier dojo en France consacré exclusivement au judo [ndlr : le Judo club de Nice a été fondé en 1947]. Dans ce dojo sont passés les Maîtres japonais qui arrivaient en France : T. Abe, M. Mochizuki, Noro, et N. Tamura. Ils arrivaient en bateau à Marseille, et dans ce dojo il y avait une chambre dans laquelle ils pouvaient dormir. Dans ce dojo, j’ai travaillé avec Maître Noro et j’ai assisté aux premiers cours de Maître Tamura en France.
Puis je suis allé au Japon où j’ai rencontré les Maîtres Yamagushi et Watanabe .
Pour compléter mon aïkido, j’ai travaillé le kendo, le iaïdo, le jodo , avec Jean Pierre Regnier, et j’ai fait beaucoup de karaté.

Pédagogie

La plupart des dojos actuels sont des salles de sport. L’accès des non sportifs de haut niveau est limité. L’apparence domine, il faut du spectacle. Les enseignants hauts gradés privilégient la démonstration, le spectacle, pour leur propre prestige. Petit à petit s’installe dans les esprits l’idée que l’aïkido c’est cela. Il n’y a pas de place pour ce qu’a fait Noro par exemple, pour la danse, pour le partage, pour la communication.
L’enseignement aujourd’hui c’est le plus souvent copier-coller. C’est la forme, pas le fond. On vous enseigne des formes d’ikkyo, on reste dans le comment.
On ne parle presque jamais du pourquoi. Quels sont les objectifs du pratiquant ? Chacun a des objectifs particuliers, de la détente au budo, avec ou sans examen. La formalisation des objectifs de chacun n’est pas abordée. Je propose des moyens en fonction des objectifs exprimés. De l’enseignement à des gardes du corps, à des pratiquants de yoga, des séminaires de communication, des préparations d’examen. Des pratiquants chevronnés à des gens que les examens n’intéressent pas et qui cherchent juste un peu de bien-être. Je fixe au minimum un objectif à mes élèves : le confort, le confort par l’absence de douleur et la joie.
L’originalité de mon enseignement est l’interrogation sur l’origine de la peur. La peur engendre la haine. Ce que l’on n’aime pas, on le craint. On a généralement peur de la différence. Je travaille sur les signes de la peur. La peur suscite la fuite, l’évitement, la protection. On prend de la distance, on est acculé et on manifeste de l’agressivité. La protection ou la prise de distance ne sont pas confortables. Chacun cherche inconsciemment la fusion avec la nature, ou avec la mère, et passe son temps à fuir. Je propose d’aller à la rencontre au lieu de fuir. Dans un premier temps, c’est « se suicider », puis c’est être présent, être prêt à être visité (avec l’éclairage taoïste, c’est être yin). Dans le christianisme, c’est la voie mariale. C’est le non agir, non pas ne rien faire, mais être prêt à recevoir, à être visité. Il s’agit de rencontrer avec des intentions d’accueil, d’apprendre à développer un geste d’offrande.
Cette rencontre, cet accueil, cette offrande, on les démontre. On gère une situation dans laquelle la porte s’ouvre et laisse place à un flux entrant d’accueil, puis un flux sortant de générosité. Je peux gérer n’importe quelle situation polarisée en mettant en œuvre uniquement une rencontre, un accueil et une offrande. Avec des gestes simples qui appartiennent à l’humanité entière. Les gestes employés sont explicites et universels. Ces gestes d’offrande, de générosité sont contenus dans l’aïkido et notamment dans ikkyo.

Le travail est une alchimie qui transforme des gestes violents et destructeurs en gestes de bénédiction, en geste de sérénité.

L’efficacité, c’est le confort, l’économie, l’esthétique. Un ikkyo peut être fait tranquillement avec un forgeron, un 1ère ligne de rugby, avec un karateka, un judoka mais aussi avec une femme fragile. Il faut pouvoir faire la technique sur tous les types de uke.
Nous travaillons ici beaucoup sur les 5 modes (terre, eau, feu, air, et vent), alors que généralement on se limite à deux modes, jutaï et kotaï. On parle plus rarement du mode feu (guerrier), de l’air et du vent
Le mode eau est le mode de la souplesse intégrale, il permet de comprendre les trajectoires. Le travail se fait sans crainte. Dans le mode feu, on inverse les rôles : tori vient gêner, envahir, menacer uke, uke va devoir faire quelque chose. Tori est toujours yang. Dans le mode vent, on travaille sur le feu et sur l’air en même temps, on est 50% yin, 50% yang. Le vent c’est l’équilibre, la générosité, la bienveillance. On tend vers la fusion.
Les axes se rapprochent, il y a presque un axe commun : celui qui maitrise cet axe va engendrer le déséquilibre et agir sans douleur, de façon indiscutable car il faut pouvoir faire ikkyo sur tout le monde.
Des haut gradés en judo ou en karaté viennent travailler le tai-chi et l’aïkido au dojo et sont convaincus par cette approche.

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