De 1993 à 1996, j’étais à San Diego. En 1995, Senseï m’a dit : « J’invite Tamura Senseï en Amérique. Il va y avoir un stage à San Diego et je veux que tu le conduises de l’aéroport, avec Frank Apodaca, jusqu’à Los Angeles et que tu le dépose chez Pablo Vasquez. C’est un des enseignants confirmé de Senseï qui à son propre dōjō principal à Los Angeles. De là, toi et Frank reviendrez en voiture et Tamura Senseï prendra l’avion pour San Francisco/Berkeley à une date ultérieure.»
Une jeune femme, Lisa Klein (elle était mon ennemie et est devenue ma meilleure amie) qui travaillait pour le New York Times, était basée à San Diego et nous a demandé : « Je fais une interview pour Sansho [qui était alors le magazine de l’US Aïkidō Federation]. Quand Frank et toi conduirez Tamura Senseï à Los Angeles, pouvez-vous lui poser quelques questions ? » J’ai dit : « D’accord ». Je ne me rappelle plus si j’en était arrivé aux questions, mais je lui ai demandé : « Senseï, avez-vous des hobbies ? » Il a dit « Oui, je collectionne les grenouilles, des petites grenouilles : des bibelots, de petits jouets, de petites peluches. » Je lui ai demandé pourquoi. « Alors que je visitais un temple, au Japon, j’ai été surpris, car il y avait deux gros lions assis à l’extérieur des portes du temple, mais à l’intérieur il y avait des grenouilles. [Je me suis demandé] pourquoi les grenouilles protègent-elles le temple ? Et j’ai compris : car les grenouilles voient les choses en deux dimensions. Elles voient les choses devant elles et du dessus, quand elles sautent. »
C’était avant que je ne m’installe en France … [Pendant le stage] Tamura Senseï [nous a fait faire] koshi nage, ce que Chiba Senseï détestait. [Celui-ci] disait que, honnêtement, en aïkidō il y avait de nombreuses techniques qui ne fonctionnent pas, qui ne sont pas pratiques. Pour lui, koshi nage était la pire [des techniques] en aïkidō, car les deux mains sont occupées à tenir le partenaire et les siennes sont libres. Il détestait cette technique, et même s’il l’avait dans son programme pour les passages de grades, il ne l’a jamais demandé. De toutes les années où j’étais avec lui, je l’ai entendu demander koshi nage peut être deux fois en 20 ans. Donc Tamura fait travailler koshi nage, bloquant tout le monde. A l’époque j’étais un peu prétentieux, j’avais 27 ans, à l’époque j’était mince, car j’avais été mis au régime diététique de Mme Chiba à San Diego. Il est venu vers moi [pour me faire travailler], je le sens raidir son dos, je descends un peu plus et je le souleve du sol. Je ne l’aurais pas fait chuté, mais je l’ai soulevé, j’ai vu ses pieds en l’air. Shibata Senseï et Chiba Senseï étaient assis au bord tu tapis, et le visage de Chiba Senseï était devenu tout blanc. Je me suis dit « oups » puis je l’ai reposé. Senseï, sans se démonter, m’a dit : « Oh, alors tu as fais du jūdō avant ? » Je lui ai répondu : « Oui Senseï » – « Ok, très bien ! » Puis il m’a appelé comme uke et ça a fait « bing, bang » à gauche et à droite. J’ai été bien secoué.
Je ne sais pas quoi dire… j’ai eu tellement de chance... Par exemple, j’ai rencontré le Doshu trois fois, la première fois quand il était encore Waka Senseï, quand il a été invité en Angleterre, en 1992, l’année avant que je ne parte en Amérique. J’ai été son uke deux fois, pour ushiro ryotedori sankyo et kokyu-ho. La seconde fois, en 2005 quand j’étais au Hombu dōjō. Au cours du matin il m’a dit : « Bonjour, tu es de l’école de Chiba Senseï ? » – « Oui Senseï, plus maintenant, mais oui. » Et la 3ème fois c’était aux 30 ans de Tissier. C’était en 2002 ? C’était à Paris et j’étais au premier rang, il est venu vers moi : « Comment allez-vous ? » et il m’a serré la main devant tout le monde. C’était un peu étrange. J’ai peut-être ce type de visage. Avec son fils, c’est pareil. Waka Senseï est venu en France un an après le décès de Tamura Senseï. Il a fait un stage à Paris, j’y ai emmené un groupe d’élèves à qui j’ai dit : « Nous devons soutenir cet événement car il est le futur dirigeant de l’aïkidō au niveau mondial. » L’enseignement des cours de Waka Senseï était très clair. Il a demandé, avant que le cours ne commence : « S’il vous plait, copiez ce que je fais, ne parlez pas pendant que vous pratiquez et s’il vous plait, essayez d’arrêter quand je dis stop. » Seulement ces trois règles, mais combien de fois n’a-t-il pas dû les répéter à tout le monde !
[Steve nous montre une photo] C’était Senseï à Warminster en 1998. C’était l’anniversaire des 30 ans du début de la relation de Senseï avec l’Angleterre. Pas ses 30 ans en Angleterre, car il était parti d’Angleterre pour retourner au Japon, puis aller en Amérique, mais il avait toujours gardé le contact. Et comme vous pouvez le voir sur la photo, j’ai la main bandée : il m’avait appelé pour une démonstration : « Bokken ! Tu sais ce que nous allons faire ? » – « Non ». Chiba dit quelque chose que je ne comprends pas… « Tu comprends ? » – « Non, désolé Senseï » Il grogne à nouveau, j’ai fait une tête bizarre car j’essaie de comprendre, et je lui ai dit que je comprenais… Nous nous faisons face sur le coté du dōjō, il lève son sabre, je vais pour le couper. Et là, quand le bokken est arrivé juste au dessus de mon nez, j’ai compris qu’il m’avait dit : « Plonge ». Je me relève, on fait un peu de kata de jō, sancho, et puis il prend un shinaï. Puis il fait kiri otoshi sur moi, ma main va droit au sol. Je me suis dit : « Oh, elle vient de se casser. » On finit la démonstration et je dis : « Je crois que je dois aller à l’hôpital. » Quand je suis arrivé à l’hôpital, ils ont fait une radio, la main était cassée. Chaque doigt ressemblait à un arbre où le cartilage était tout éclaté à cause des années de travail aux armes.
Il a tout donné cet homme, vous savez. Il me manque.
Il y a d’excellents professeurs, il a formé d’excellents professeurs. Ce qui était intéressant pour moi spécialement, c’est qu’en Amérique, 70% du dōjō était constitué par des femmes et elles étaient fortes. Janet Clift est impressionnante, c’est incroyable, nous vieillissons tous et devenons plus lourds et quand elle est revenue de San Diego, je l’ai invitée dans mon dōjō qui n’était pas permanent à l’époque. Elle était toute légère, mais quand on a fait kaiten nage et tai no henko… c’est incroyable que cette petite femme puisse produire autant d’énergie et de poids. C’est ce qui est fascinant en.
A dire vrai, j’aimerai pouvoir détruire internet, car c’est à cause de ça que l’aïkidō à mauvaise réputation ces derniers temps. Par exemple, un ami et moi regardions sur internet une vidéo d’un soi-disant professeur d’aïkidō, je crois qu’il est en Amérique - je ne connais pas son nom - et il dit qu’il a treize ans d’expérience en aïkidō mais se bat contre un combattant de MMA et il gère évidemment bien le combattant. Puis le gars de l’aïkidō dit : « J’essayais d’attraper ses poignets » et je me suis dit : pourquoi vouloir attraper ses poignets ? Le principe de l’aïkidō est l’harmonie. Pourquoi vouloir le saisir, ce n’est pas de l’aïkidō. Les personnes font de l’aïkidō pour différentes raisons, et cela ne changera jamais. Mais Chiba Senseï avait l’habitude de dire : « Il y a deux types d’élèves dans un club ou dōjō. Tu as les adhérents et tu as les élèves. Les adhérents viennent pour être en bonne santé et faire de l’exercice. Et les élèves sont ceux à qui il faut transmettre l’art afin d’assurer la continuité de l’art. Les élèves que tu formes dans la voie de l’aïkidō. » Je me rappelle peu après avoir emménagé à Londres, il m’a dit : « Tu dois les bousculer, leur crier dessus, les frapper, mais tu ne dois jamais les briser, tu dois les forger. »
Quand les gens viennent au dōjō, ils demandent combien de temps il faut pour obtenir la ceinture noire ? Combien de temps cela prend pour savoir se défendre ? Je leur réponds que je ne sais pas, je ne peux pas répondre à cette question. Je dis qu’un des facteurs est le nombre de cours par semaine. Peut être trois à cinq ans pour obtenir une ceinture noire. Pour savoir se défendre ? Je ne sais même pas si je suis capable de me débrouiller dans la rue, ce n’est pas le but de l’aïkidō.
Le style de Chiba Senseï était efficace, car il utilisait, accentuait l’utilisation des atemis, beaucoup d’enseignants ne montrent pas d’atemi, comme je disais, cela se perd. Les atemis font partie du système. L’aïkidō est un art développé à partir d’un système d’armes. Il m’a dit que la plus grande partie de son travail aux armes venaient de Saito et c’est à partir de là qu’il a développé son propre système de jō et de bokken.
A partir des 21 suburis de jō de Saito senseï, Chiba a développé les 36 suburis avec partenaire : 12 techniques sur attaques kesa, 12 techniques sur tsuki, et 12 techniques sur shomen. Certains mouvements sont les mêmes dans les trois catégories, mais d’autres non, ce n’est pas évident à faire. On les exécute deux fois, la deuxième en initiant l’attaque, en attaquant en premier. De là, il a développé les sansho 1 et 2, des katas de jō avec partenaire et sancho 3 qui se pratique jō contre bokken. Ce ne sont pas des exercices en ligne. Il disait : « Cela doit être naturel, il faut apprendre à se déplacer. »
J’apprends de nouveau le travail de Saito Senseï maintenant, je ne veux pas le perdre. … En savoir plus, dans le AJ numéro 66FR