Cela m’intéresse que l’on puisse évaluer à quel niveau d’humanité on est arrivé, parce qu’on n’est pas « fini », puisqu’il faut vivre, sinon on meurt tout de suite. Ceux qui ont la malchance de mourir jeune ont réalisé leur parcours d’être humain dans cette vie. Finalement, ils ont de la chance. Moi, j’ai encore du travail à faire, donc je suis obligé de vivre. Celui qui s’en va passe ailleurs, à un autre stade.
Que faisons-nous quand les gens nous quittent, comment nous comportons-nous, nous qui restons ?
J’ai une belle histoire à ce sujet, qui m’a aidé à comprendre beaucoup de choses concernant la vie de chacun. Un ami, en Equateur, un pratiquant qui avait déjà passé la quarantaine quand il a commencé, a perdu son fils qui avait 20 ans. Il a disparu dans la Cordillère des Andes. Il était avec un groupe d’amis, il est allé chercher quelque chose, retournant au camp de base, et il n’est jamais revenu. Il a disparu. Ses amis l’attendaient, l’attendaient, en vain. Ils finirent par rentrer et le père, lui, entreprit des recherches. Il retourna sur les lieux avec les amis de son fils. Ils parcoururent le secteur, les crevasses, pendant 3, 4 jours. A chaque fois il disait « continuons encore là, et encore là ». A un moment, il a dit « on arrête, c’est sa vie, ce n’est plus la nôtre ».
Quand on m’a raconté cette histoire, je me suis dit : « c’est cela que m’a dit mon père ». A un moment donné on ne doit pas vouloir faire revenir absolument les gens, ou avoir du désespoir quand ils meurent. On est triste, ça n’enlève pas l’émotion, nous ne sommes pas des cœurs de pierre, mais à un moment donné, il faut accepter. On est obligé d’accepter parce qu’il y a beaucoup de gens qui meurent dans le monde et cela ne nous inquiète pas. Quand c’est celui qui d’habitude est assis en face de moi, je suis très affecté, mais je dois être capable de me remettre dans une notion de vie personnelle. C’est à dire que chacun a sa vie, chacun fait sa vie, nous pouvons contribuer à nous entraider mais s’il s’en va, c’est son destin, ce n’est pas le mien. Je n’ai pas le droit de dire « ne me quitte pas, qu’est ce que je vais devenir sans toi ? ». J’ai ma vie à prendre en charge.
Mais leur mémoire est inaltérable. On se rappelle les choses heureuses et les choses problématiques. « J’ai eu un problème avec lui, maintenant il n’est plus là, pourquoi avons-nous eu ce problème ? Maintenant qu’il est mort, c’est moi qui ai ce problème, lui ne l’a plus, et c’est à moi de le résoudre ». C’est comme la technique : comment faire entrer ikkyo, nikyo, ou peu importe … on a toujours un problème. Maître Tamura disait toujours « c’est vous, le problème. Il ne faut pas déranger, et ça marche ». Ne pas déranger, cela ne signifie pas ne rien faire, il faut quand même être actif, il faut bouger, apprendre à bouger ; c’est un long processus.
Donc si quelqu’un s’en va aujourd’hui, je ne suis pas dérangé, parce que chacun a sa vie, sans attache. Mais on est dans une énergie commune, on respire le même air, on est dans la proximité, même si on est éloigné géographiquement. Je suis parfois aujourd’hui plus proche de gens que je ne vois qu’une fois par an parce qu’ils ne quittent pas ma pensée, je suis toujours avec eux. Ceux qui sont à côté de moi, c’est facile, je les vois, mais ceux qui sont loin, je les ai dans mes pensées, ils sont là, ils m’habitent. Pendant le temps où on ne se voit pas, on grandit, et quand on se rencontre, on a quelque chose à échanger. Cette année j’ai travaillé avec tel ou tel concept, cela m’intéresse, j’ai voyagé avec cela. J’enseigne à tel endroit avec une idée, et puis je la fais fructifier, ensuite je vais ailleurs et cela devient complètement différent de l’endroit où l’idée est née. Puis les autres héritent du fruit de mes voyages, de ma réflexion sur tel ou tel thème. Quand je reviens l’année suivante, ils en profitent, et ça recommence. Ils voient le cheminement d’un concept ou d’une idée qui est partie d’eux. Quand je reviens, j’ai plus de matière à échanger sur ce concept. Mais on parle de quelque chose d’autre, on ne revient pas en arrière, on avance comme cela.
Je n’ai pas beaucoup connu mes oncles restés au Maroc. Mon père était fils unique mais ma mère avait des frères et sœurs. Je n’ai pas connu mon grand-père maternel, mais au Maroc, j’ai pu le découvrir à travers mes oncles. L’un d’eux est décédé à 106 ans. Quand je l’ai rencontré, je l’ai interrogé sur notre famille, cette famille du sud-est du Maroc que je connaissais moins que la famille de Casablanca. Je lui demande donc quelles sont nos origines, mon cousin traduit, et le vieil oncle me répond « nous venons d’Ali ». « Ali ? », il répète « oui, Ali ! ». Je ne connais pas d’Ali et comme il ne me donne que le prénom, c’est difficile de comprendre. Et mon cousin me dit « Il parle d’Ali, le cousin du prophète Mahomet ! ». Je lui « oui, d’accord, mais nos origines, vraiment, la famille… », et il me répond « Adam ». Adam en arabe, ça veut dire l’os. Et quand je comprends qu’il parle d’Adam, l’origine de l’humanité, cela me fait un choc, superbe, je me demande pourquoi je me pose des questions compliquées… Finalement il a raison, c’est simple, on part de l’origine, et on vient d’Adam. Tout le reste, comme on dirait en aïkido, c’est de la technique. Voilà, c’est tout, ça voulait dire que nous sommes tous frères et sœurs.
On est proche de sa famille, mais parfois on est plus éloigné d’un frère de sang que d’un frère « compagnon de vie ». Lesquels sont plus frères ? Aujourd’hui, je n’ai plus ce problème-là. Mes frères et sœurs directs, avec la maturité, le vieillissement, sont plus proches. Avant, on se chamaillait, mais aujourd’hui on a besoin les uns des autres. Des gens comme Sami que tu vois, ou Karim, sont des frères. Ils sont dans cette énergie, et on ne peut que penser à la confrérie, à la fraternité universelle.