Nous publions ici une interview avec Saotome Sensei, conduite par Guy Hagen Sensei et publiée sur son site « Warrior Wisdom » [ https://tampaaikido.com ], traduite et paraissant ici avec l’autorisation de ce dernier. Nous pensons que Saotome Sensei apporte une contribution des plus intéressantes aux discussions sur l’avenir de l’aïkidō qui agitent notre communauté.
Saotome Sensei utilise à maintes reprises, en l’opposant à « destroy » [détruire] et «harm » [blesser, faire (du) mal], le terme « heal », qui signifie « guérir – transitif et intransitif – , soigner, cicatriser » mais aussi réconcilier, apaiser … Selon le contexte nous avons choisi de rendre « heal » de différentes manières, signalant entre crochets l’occurrence du mot anglais. [NdT].
Les enseignements secrets d’Ōsensei : au-delà de la destruction
Le terme koppojutsu (« technique sur les os ») est très fréquemment utilisé dans les arts martiaux traditionnels du Japon pour désigner des techniques de « fractures ». Il s’agit de techniques visant à briser les articulations appartenant aux koryu de jujitsu et de ninjutsu ainsi que les coups de pied et de poing des formes anciennes du karaté destinés à briser les os et les côtes. Dans cet article, nous utiliserons « koppo » dans le sens précis de l’étude et de la pratique intentionnelles de la faculté de blesser et de détruire, à l’opposé de la pratique courante de l’aïkidō où seules des techniques « pacifiques » sont pratiquées en accord avec la vision morale du fondateur. Koppo met au premier plan des techniques du champ de bataille, dont les techniques «inoffensives» de l’aïkidō moderne ne sont qu’une manifestation limitée. Le travail sur le koppo exige que l’on y apporte la plus sérieuse détermination, abordant cet apprentissage comme un ensemble d’intenses situations de vie ou de mort et que l’on mette volontairement de côté tout confort dans la visée, les attitudes et l’énergie de la pratique. Bien que le concept d’atemi puisse aussi inclure la frappe de cibles déstabilisante ou sensibles, Saotome Sensei utilise koppo pour connoter un état d’esprit particulier allant au-delà de simples ajouts techniques.
Ces dernières années Saotome Sensei parle de plus en plus de l’importance que les étudiants sérieux de l’aïkidō doivent attacher à l’apprentissage du kappo. Dans ses cours (keïko) il l’utilise souvent quand il montre des frappes sur des points vitaux et des immobilisations au-delà du répertoire typique de l’aïkidō (c’est-à-dire sankyo, yonkyo, …) ainsi qu’une attitude exprimant une intense martialité. À la suite d’un cours approfondi sur ce sujet dans le cadre du stage intensif d’hiver de l’ASU (Aikido School of Ueshiba), j’ai eu l’occasion de mener un long entretien avec lui sur ce qui pourrait être, pour la plupart des aïkidōkas, un sujet très controversé. Cet article, basé sur cet entretien, fait entendre la voix de Saotome Sensei et suit le flot de la conversation autant que faire se peut. Il a aussi pour but de transmettre la conviction profonde et l’explication de Saotome Sensei quant à comment l’étude de techniques destructrices peut être non seulement cohérente avec la philosophie morale de l’aïkidō, mais encore une condition nécessaire d’une compréhension plus profonde des enseignements du fondateur.
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Les deux côtés de la force : le lumineux et l’obscur …
Koppo est le « côté obscur » de la pratique de l’aïkidō. Certes, le but de l’aïkidō est d’apporter la paix [healing], c’est son « côté lumineux » (en disant ceci Sensei tend la main et en montre le dos puis la paume). Le côté koppo de l’aïkidō étudie la destruction, et apprend comment détruire un agresseur pour sauver sa vie et la vie d’autres personnes. La plupart des pratiquants d’aïkidō n’ont pas la compréhension du koppo et pensent qu’ils peuvent choisir de ne pratiquer que le côté lumineux. Ils ne sont pas attirés par le côté obscur des techniques et des concepts, ils n’en aiment même pas l’idée. Mais le côté lumineux et le côté obscur, ura et omote (devant et derrière) ne sont pas des choses différentes. Le véritable côté lumineux de l’aïkidō doit aussi contenir le côté obscur. Sans une compréhension du koppo, sans la capacité de détruire, les aïkidōkas n’ont pas de réelle capacité de se défendre eux-mêmes et les autres dans une situation de vie ou de mort.
C’est Ōsenseï qui m’a enseigné cela. Ōsenseï ne discutait jamais des concepts du koppojutsu ni le koppojutsu des armes avec le commun des élèves ou lors de stages, il ne le faisait qu’avec ses uchideshi (apprentis disciples) les plus proches. Seulement trois personnes – Tamura, Chiba et moi-même. Peut-être aussi avec ses uchideshi du début. Mais la compréhension, la conscience et la capacité du koppo faisaient partie de tous ses mouvements. Cela faisait partie de sa puissance, c’était toujours présent dans ses mouvements à mains nues, toujours dans ses kumitachi et kumijo. Chaque fois qu’il prenait un jo, chaque fois qu’il prenait un ken, il y avait la capacité maîtrisée de tuer. Toutes les techniques d’aïkidō possèdent le pouvoir de tuer ou de grièvement blesser (à ce moment Senseï a démontré sur moi un kotegaeshi ; il a ensuite répété la technique, mais seulement sur mon pouce et une nouvelle fois en m’enserrant les doigts). Quand on les comprend correctement, nos techniques ne sont pas des versions « sécurisées » de techniques historiques de champ de bataille, ce sont en tout point des techniques de champ de bataille que nage a la force de retenir par souci pour uke. La technique de Ōsenseï se manifestait comme un doux mordillement de tigre: bienveillant mais avec une réserve de puissance incroyable que l’on ressentait à un niveau primordial. Nage devrait toujours en être conscient.
Il n’y a pas deux sabres, mais seulement un
Un des sens plus profonds de katsujinken/satsujinken (la philosophie du «sabre de vie » contre « le sabre de mort») – est que ce ne sont pas deux sabres différents, mais un seul. Ōsenseï me parlait de ces concepts en privé, quand je cuisinais pour lui ou que je m’occupais de lui, que je prenais soins de lui, chez lui, comme otomo uchideshi (ordonnance, apprentis à domicile). Ōsenseï n’a jamais enseigné ces concepts ou ces mouvements au commun des élèves, c’est pourquoi la plupart des gens ne comprennent l’aïkidō que comme un art défensif, pacifiste.
Pourquoi Ōsenseï a-t-il décidé de n’enseigner ce message qu’à un petit nombre d’élèves internes, s’il le considérait comme si important ? Tout d’abord, la vision de Ōsenseï était d’apporter la paix [heal] au monde et, pour la plupart des pratiquants d’aïkidō, il leur suffit d’étudier le « côté lumineux » et de trouver des moyens de mettre de l’harmonie dans leur vie. La recherche du sens véritable de katsujinken/satsujinken est difficile, c’est un concept complexe ; le mettre trop en avant aurait limité le développement de l’aïkidō, l’ampleur de son influence dans le monde, et aurait troublé de nombreux pratiquants qui n’auraient pas eu accès à un enseignant au savoir suffisamment profond. Ōsenseï faisait une différence entre deux types d’élèves : ceux qui recherchent la manifestation du message de l’aïkidō dans leur propre vie et ceux qui sont porteurs de la vision de Ueshiba et prennent en charge la tâche de préserver le cœur de l’aïkidō et de le transmettre aux générations futures. C’est la différence entre simples élèves et deshi. Le deshi a un parcours beaucoup plus ardu, c’est un apprentissage plus dur. Une autre façon de voir cela : la plupart des pratiquants lisent des livres sur l’aïkidō ou viennent au dojo pour y recevoir un enseignement d’aïkidō. Le deshi doit lutter pour combler les lacunes de son éducation, doit pratiquer en dehors du dojo, et doit apprendre comment créer un enseignement d’aïkidō, au lieu simplement de le recevoir. L’étude du cœur obscur de la connaissance de l’aïkidō implique beaucoup plus d’hématomes, de douleurs et de souffrances et elle doit être abordée avec une détermination sans faille.
Un savoir approfondi exige que l’on étudie l’art de blesser aussi bien que l’art de guérir [healing]
Qu’est-ce que je dis aux élèves que le koppo effraie ? Que le koppo a un but. Et que ce but n’est pas de blesser mais d’approfondir sa compréhension [de l’art].
Ōsenseï avait de nombreux élèves, de nombreux deshi, mais la plupart des deshi n’ont jamais massé le dos de Ōsenseï. Les muscles de son dos étaient très forts, tellement fermes ! J’ai dû devenir bien plus fort pour qu’il ressente mes massages, et au début, mes mains ont souffert. Il disait : « Saotome, mets-y plus de ki ! Mets-y plus de ki, ne frotte pas seulement en surface ! » Ōsenseï nous a enseigné ces idées pour que nous ayons une compréhension plus profonde quand nous le massions. Le principe du koppo met le savoir de l’aïki à l’intérieur.
L’aïkidō jutsu, le koppojutsu, est le « yin-yang » du shiatsu (massage japonais ; note de Guy Hagen: Saotome Sensei utilise le terme « shiatsu » pour faire référence de façon générique aux techniques de soins [healing] basées sur la manipulation et le massage, et non spécialement à la tradition du shiatsu). Mais ce ne sont pas deux choses séparées, elles sont liées. Ensemble, elles sont l’étude approfondie des systèmes corporels, de la biologie du vivant. Par exemple, traditionnellement, les enseignants d’arts martiaux étaient encouragés à faire un apprentissage de thérapeutes pour accroître leurs connaissances. Les artistes martiaux et leurs élèves se blessaient et les enseignants se familiarisaient avec le fonctionnement du corps et avec où étaient ses points faibles et comment l’aider à guérir [heal]. L’apprentissage classique des arts martiaux était l’occasion de blessures articulaires, d’entorses, de fractures et c’était la responsabilité de l’enseignant que de soigner [heal] ces blessures afin qu’elles ne fassent pas obstacle à la pratique. Le shiatsu permet l’approfondissement de la connaissance de la technique martiale et la technique martiale enseigne une plus profonde connaissance du shiatsu. Mais l’étude de ce savoir exige la capacité de pénétrer le corps, de détruire, pas seulement shime (traitement de la douleur) ou un gentil massage.
Yin et Yang
Le véritable budō est équilibre, l’équilibre du yin et du yang. Prenez la bière, ou le vin (Sensei balaie le restaurant du bras, montrant les clients en train de boire). La bière peut vous faire du bien, ou elle peut être un poison. La différence ne vient pas de la sorte de bière que vous buvez, la différence provient votre connaissance et de comment vous la consommez : si c’est sans mesure, cela vous fera du mal. … Pour en savoir plus, consultez l'édition de l'AJ n° 71FR