Jean-Jacques (Jisch) Scheuren

Entrevue à Schengen/Luxembourg 1e partie Édition 67FR


Jisch pendant notre entrevue à Schengen 24 mai 2018

… Jisch, raconte donc à nos lecteurs quelque chose à propos de ton chemin vers l’aïkidō. 

Jisch : Je suis venu à l’aïkidō par le biais du karaté. J’ai débuté en 1981 le karaté à Zürich, certes je me sentais en forme physiquement, mais en tant que joueur de waterpolo et nageur, je me disais qu’il me manquait quelque chose pour me défendre. Ainsi j’ai commencé les entrainements de karaté. Mais il y avait deux obstacles – on ne pouvait commencer que dans les deux premières semaines de la saison (début septembre donc) et l’entraineur faisait un gros tri pendant les cours, afin que tous ceux qui ne voulaient pas faire comme lui, quittent le cours – on ne faisait rien d’autre que des sauts de grenouille. En prime de quoi, mes pieds étaient couverts d’ampoules dès les premières heures de pratique. Je suis persuadé que j’ai encore aujourd’hui des problèmes de genoux à cause de cela. Ensuite, j’ai remarqué que tous les participants du cours faisaient en plus du karaté de l’aïkidō. Mais là aussi, on ne pouvait débuter qu’en début d’une période d’entrainement – je devais attendre une année. J’ai donc commencé en 1982 l’aïkidō – mais j’avais décidé de partir pour le Luxembourg pour me présenter à un poste d’enseignant … Je suis retourné au Luxembourg en janvier 1983 afin de prendre mon poste.

… Pourquoi étais-tu à Zürich ?

… J’ai étudié l’ingénieur en électrotechnique à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zürich et j’étais assistant durant 4 années à l’Institut d’automatique et de régulation industrielle enseignait et dirigeait des travaux pratiques, etc.
J’étais donc en Luxembourg où il n’y avait qu’un Dōjō. Il était dirigé par Ernest Glesener, qui a ensuite arrêté – c’était une catastrophe, le seul honorable et c’est lui qui arrête … C’était un ancien policier, qui avait une bonne charpente corporelle et il avait déjà le 3e dan de Tamura. Donc nous sommes restés sur le carreau avec notre 1er kyu… Puis en février, Yamada et Kanai sont venus au Luxembourg pour un stage. Nous avons ensuite eu vent qu’il faisait aussi un stage à la Colle s/ Loup. Ce fut une autre opportunité pour nous – d’autre part, Tamura venait tous les ans au Luxembourg. Je m’en rappelle comme si c’était aujourd’hui, il arriva en 1983 avec un bus rempli de gens – je veux dire, que c’était une réunion européenne ou du genre. Puis il y a aussi eu Sugano qui est venu, il était responsable du Benelux, il animait deux fois dans la semaine des cours normaux et venait pour des stages aussi au Luxembourg, deux fois par an … Ainsi, l’aïkidō au Luxembourg fut sauvé – voilà ce qu’étaient mes débuts pas solides dans l’aïkidō.

… Mais toujours pas d’entraineur dans le Dōjō.

…J’avais un bon contact avec Migor Seibold de Trier, qui m’a pris pour aller chez Gerd Walter.

… à Berlin.

… Oui, son dōjō était encore à l’époque à Mehringdamm à Kreuzberg. C’était tout autre chose. Et en même temps, je voyais encore Yamada et Tamura …

… Qu’est ce qui était si différent ?

… C’était le groupe qui suivait le style Yamaguchi. Nous avons donc fait connaissance du groupe d’aïkidō-zen. Avec des stages à Pâques, en été deux semaines à Elmshorn, à Noël … jusqu’en 1987 je faisais tout ça.
Yamaguchi me vit aussi deux fois à Mannheim – je me rappelais que Tissier l’avait accompagné. Les élèves de Gerd Walter et Gerd lui-même étaient des uke de Yamaguchi. Gerd disait un jour, le seul qui est détendu est Tamura, tous les autres sont rigides ou sont trop forts.

… il était petit et ne pouvait qu’être détendu.

… en 1987, je venais de passer mon 1er Dan – et Yamada dont j’étais le chauffeur me dit : « Tamura n’aime pas quand quelqu’un bouge trop pendant l’examen et s’il cause des ennuis »…
C’était toute une phase de développement aussi – mes visites chez Gerd étaient bien plus que des visites …


Gudrun : … Est-ce que tu as pu te défendre ?

Non, je ne peux même pas me défendre contre mon chien, ou même mon épouse. Mon chien me balade de partout …

Gerd faisait toujours les entrées et demandait : « que fais-tu maintenant …» – c’était très riche en enseignements.

Puis est venu la phase suivante : après notre mariage, nous sommes allés souvent à New York et allions aux cours de Yamada – en Europe, on essayait aussi souvent que possible d’aller aux séminaires avec Tamura … Nous sommes toujours allés ensemble en stage.

La phase d’après, on volait vers l’Amérique pour les stages d’été. Et c’était impressionnant, cela débutait à six heures le matin avec deux heures d’entrainement, midi et soir aussi – les enseignants tournèrent et il y avait des cours en parallèle aussi.
C’était vraiment génial – tu voyais des professeurs que tu ne voyais pas en Europe. Comme par exemple Maitre Chiba. Chiba enseignait réellement le Budo – il expliquait les positions exactes et pourquoi nous devions les prendre. Tu ne pouvais pas rêvasser avec lui et faire tes anciens exercices dans un coin – tu devais être complètement concentré. C’était un apport très important pour moi.

… C’était rare que quelqu’un explique pourquoi tu devais faire ci ou ça.

… il expliquait aussi « qu’est-ce le budo » – ensuite je n’en plus jamais entendu parler, c’était le seul. Il s’agissait de gyaku hanmi et du devais faire l’entrée … ainsi il expliquait pourquoi tu devais faire cette entrée. « Justement, tu arrives à une position où tu peux planter le couteau dans le dos d’Uke – puis tu as gagné ». Mais il faut d’abord arriver là … et toutes ses techniques de sabre, juste uniques. Et Tiki qui disait :  «oui, c’est moi qui l’ai appris à Chiba, il a ça de moi. »
Nous avons ensuite travaillé en parallèle – j’ai invité Stéphane Benedetti très tôt, car c’était le seul qui pouvait m’expliquer ce que faisait Tamura – toutes les finesses. J’ai invité très vite Tiki à venir aussi, ainsi lors des stages d’été, on pouvait faire les techniques au bokken. J’ai invité les deux pendant de nombreuses années, pour des stages, mais aussi pour établir les conditions d’examen au sein de la fédération. J’étais pendant longtemps actif au sein de cette dernière, j’étais membre pendant deux ans, deux ans secrétaire et huit ans secrétaire général – et j’étais responsable pour la section aïkidō. Nous avons construit une structure, comment organiser des examens.
Des stages pour les professeurs furent aussi organisés avec la fédération française… c’étaient des expériences très intéressantes. Les français sont très professionnels dans comment monter un cours d’une heure, comment planifier en suivant la méthode Descartes, afin d’expliquer quelque chose (!) – alors que les japonais ne le font pas, ils le font simples eux …

… c’était avec la FFAB ?

… C’était un échange culturel entre les ministères du sport français et luxembourgeois.
En Amérique, j’ai rencontré par hasard Maitre Kanai ; nous étions à San Francisco, chez ma belle-mère et avons vu un panneau indiquant la direction vers un stage de Kanai, organisé par l’aikikai de San Francisco … Nous avons bien sûr participé. J’ai encore mal au dos aujourd’hui lorsque je pense aux techniques de projection. Il a toujours fait des torsions étranges … Il existe encore un club à Montréal qui fait ce genre de mouvements.
Je me rappelle encore que Kanai faisait des étirements de « gymnastique » japonaise en 1983 – une seule question : « mais que fait-il ? »
 
Voilà ma petite histoire de l’aïkidō.

… un entrainement régulier …

… en 1989, j’ai fondé mon propre dōjō – j’étais 2e dan. Aujourd’hui, personne ne pourrait ouvrir un dōjō avec un 2e Dan – ce n’est pas un grade pour un dōjō-cho.

… au Japon, tu ouvres un Dōjō avec un 6e Dan peut être.

Tamura disait que l’on pouvait remplacer le professeur à partir du 4e Dan.
A l’époque nous n’avions pas d’autre choix. Nous avions cours trois fois dans la semaine et les week-ends, nous étions en stage … Je veux dire, que j’étais deux mois dans l’année en stage. C’est là que j’ai travaillé mon aïkidō.
A partir de 1989, tout a changé, diriger un dōjō est un autre monde. Diriger un dōjō est come diriger une entreprise. Il y a beaucoup de postes différents que tu dois assurer.

… J’ai entendu dire que c’était positif d’avoir plusieurs styles dans un Dōjō  …

… C’est possible. J’avais un enseignant, qui jouait aux dés dans son enseignement, c’est-à-dire qu’il changeait sans cesse, il n’avait pas de ligne. Ce n’est pas possible, une ligne doit exister. J’ai entendu que dans l’Aïkikaï de Zürich, il faisait ainsi, que différents styles ne viennent pas se croiser – ce sont des shihans amis qui doivent y enseigner…
Chez Tamura, il n’y avait pas de souci – c’était agréable. Même si ce n’était pas toujours simple. Depuis que Tamura est décédé, une pluie de dan se mit en place. Des gens qui n’avaient pas eu leur grade avec Tamura l’ont soudainement reçu. A son époque, durant certains examens, il demandait au bout de deux minutes, c’est quand l’apéro ? Il savait très rapidement qui il avait en face … Il était rigoureux.

Gudrun : … Comment as-tu connu ta femme ?

… A la Colle s/ Loup. J’étais de nouveau désigné chauffeur de Yamada et elle était élève de Yamada. Elle avait voyagé avec une autre femme au-dessus du grand étang (ndlr : l’océan atlantique) et elles étaient venues voir Yamada Sensei, qui les invita de suite … Puis elle a vu que je faisais bien la vaisselle …
Nous, Yamada et « les Tamura » mangions après le cours rapidement des nouilles, puis on buvait une petite bière avant d’aller à la plage faire la sieste – et les hommes faisaient toujours la vaisselle. Je me rappelle de Maitre Osawa, qui était 5e dan à l’époque, nous avions fait la vaisselle ensemble. Puis je l’ai invitée à venir au Luxembourg.

Je me souviens encore que nous allions jusqu’au soir à Cagnes-sur-Mer s’allonger sur la plage, nous démontions rapidement la tente – le jour suivant, nous devions être à Ouchy près du Lac de Genève pour déjeuner avec Maitre Yamada … C’est ainsi que nous avons traversé de long en large la route de Napoléon. Puis Yamada a cherché à retrouver le lieu où il avait répandu les cendres de son père, dans les montagnes. C’était un moment très émotionnel.
A l’époque, au stage de la Colle s/ Loup, Yamada était seul la première semaine – puis il partait faire le stage chez Klaus Broscheit en Allemagne, et ça pendant plusieurs années. L’influence de Yamada était quand même notable. Mais c’était aussi le cas avec Tamura – il y avait une relation personnelle. Sur le tatami, c’était le tatami – à côté du tatami, c’était à côté.

… Est-ce -que tu vois Yamada avec un autre regard aujourd’hui ?

… Aujourd’hui il a plus de missions qu’avant, il doit gérer beaucoup de choses – et ce dans des pays avec beaucoup plus de conflits. Les conflits se sont multipliés. Il est plus un diplomate ou un émissaire de l’aïkikaï … Il intervient souvent. On oublie qu’après son opération, il reste un homme âgé de 79 ans. Je suis impressionné comme il est encore fort.
Mais il a changé aussi. Avant, il buvait un verre de vin et envoyait les autres faire les emplettes, nous cuisinions … Il a arrêté de boire de l’alcool, ce qu’il lui donne beaucoup plus d’énergie. Il a changé quand même. Avant en tant qu“Uke tu volais dans tous les sens.

… à Bernau, il me semblait plus détendu, plus joyeux.

… C’est possible. Il se sent très bien à Bernau. Il sait qu’il logera à la ferme, il peut lire toute la semaine. Même la fête de clôture était harmonieuse – il allait de table en table pour parler … un film – 10 années à Bernau – fut projeté. On a beaucoup ri … Je pense qu’il s’est en effet détendu.
Il faut faire la différence entre l’aïkidō de New York et l’aïkidō en Europe. A New York tout le monde est stressé – ils doivent arriver en ville avant 6 heures du matin, sinon ils ne peuvent pas passer le tunnel. Puis ils vont dans le cours du matin. Du stress dès le matin. C’est pourquoi leur aïkidō est plus dur physiquement aussi – pas si précis selon moi. C’était plutôt de l’aïkidō basé sur des projections. Pour Shihō nage [方投げ] ou Kokyū nage [呼吸投げ], tu étais vraiment projeté. Ce mélange des deux, précision et souplesse de Tamura – c’était plutôt l’aïkidō que j’ai retrouvé chez Gerd Walter – mais il faut être précis … J’avais l’impression que Tamura était plus précis, un mouvement exact des hanches … Mais il ne l’a jamais expliqué …

Gudrun : … mais il faut d’abord pouvoir le reconnaitre aussi …

… Oui, il faut d’abord pouvoir en arriver à ça. Mais c’est ce que l’on perd aujourd’hui. Qu’est-ce-que l’aïkidō aujourd’hui ? Dans les médias sociaux, sur Facebook etc., cela détruit beaucoup. Tu fais une photo avec le sensei ou au restaurant ou sur le tatami ... tu peux « liker » etc. mais qu’est-ce-vraiment ? La tête doit aussi être utilisée. C’est une déviance de l’aïkidō les réseaux sociaux. Et si l’aïkidō ne consiste qu’en des projections, beaucoup manque.
Yamada, au dernier stage, s’est très énervé, que Ikkyo, Nikyo, Sankyo – que des bases – pratiquer. Avant quand tu allais à un stage d’une semaine avec Tamura, tu voyais « tout le programme ». C’est aussi l’art de ce type de stage – mettre ainsi à disposition … Je me demande comment cela doit continuer si nous n’avons que des techniques de projection ?    … Pour en savoir plus, consultez l'édition de l'AJ 67FR

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