Gabriel Valibouze

à Strasbourg

Gabriel pendant notre entrevue avec Evelyne Loux - pas visible
Gabriel pendant notre entrevue avec Evelyne Loux - pas visible

… On raconte beaucoup de choses à propos de Chiba Senseï, et il ne va pas être simple pour moi de parler de lui. Sans émettre de jugement, je peux dire assurément qu’il est un homme redoutable qu’il faut savoir « savourer » avec prudence. Mais pour l’apprécier pleinement, il faut être capable de sauter dans le feu, et ce, sans aucune hésitation ! Je ressentais une profonde affinité avec lui, en même temps que de l’appréhension.
Je connais Chiba Senseï depuis plus de 25 ans, je n’ai jamais vécu avec lui, comme ses élèves américains et certains anglais l’ont fait sur de longues périodes de plusieurs années. C’est pourtant avec lui que j’ai appris à dépasser mes propres limites. C’est sans doute aussi pour cette raison que j’ai pu garder toute ma fascination pour cet homme.
La peur, à travers l’adrénaline quand elle ne vous inhibe pas, peut être un formidable moteur qui peut vous amener à faire des choses que vous ne feriez pas autrement. Bien entendu cela crée aussi un manque, comme je suppose que les drogues dures peuvent le faire.
Chiba Senseï me fascinait ! Les sensations que j’ai connues avec cet homme provoquaient en moi une attraction qui se situe entre la création et la destruction.
Chiba Senseï était pour moi comme une œuvre d’opéra dramatique, comme la Neuvième de Beethoven. À chaque fois que je l’écoute, je suis touché de manière soudaine, immédiate, complète, dans toute la plénitude d’un coup de foudre. C’est quelque chose de très personnel.
Chiba Senseï avait cette beauté indomptable et frénétique que l’on retrouve chez les animaux sauvages.


 


La Troisième de Beethoven ne te plaît pas ?

GV : Je me souviens avoir « regardé » la Neuvième de Beethoven à la télévision lorsque j’étais très jeune. Je devais avoir une dizaine d’année. Je ne peux pas dire ce que je ressentais à ce moment-là, mais j’étais très impressionné, je l’ai écoutée de bout en bout. J’ai encore l’image en tête. Ma mère est allemande et je ne sais pas dans quelle mesure j’ai été influencé par ma famille allemande que je voyais beaucoup dans mon enfance…
C’est seulement depuis quelques années que la musique dramatique et en particulier la musique allemande commence à me « parler ». Beethoven, Richard Strauss, Mahler et plus récemment Wagner, me touchent de plus en plus et provoquent en moi une émotivité que je ressens comme des décharges électriques voire des coups de foudre, cela me touche si profondément, que je me sens comme « nettoyé » ou « purifié », avec une étrange sensation de calme ou de paix qui en découle. Certains musiciens de Jazz ou de Blues me font le même effet.

Je ne suis pas vraiment capable d’expliquer cette « chimie » mais c’est ce que je ressens aussi en Aikido, uniquement avec Chiba Senseï. Avec l’aikido de Chiba Senseï j’ai éprouvé cette même sensation d’être « transpercé » « foudroyé » de manière soudaine, immédiate et permanente. Tout ce que je peux en dire c’est que, pour moi, c’était important de vivre cela et je me considère comme privilégié d’avoir eu ce genre d’expérience. Il y a bien entendu beaucoup d’autres « voies » qui conduisent à la même chose.
Chiba Senseï était déjà venu en France il a y très longtemps mais aucun déclic ne s’était produit à ce moment là. C’est arrivé plus tard. Ma route passait d’abord par le Japon où j’ai rencontré Shibata Senseï. C’est grâce à lui que j’ai décidé d’aller aux USA où une « rencontre » avec Chiba Senseï, dont je connaissais la réputation, était inévitable.

Dis-nous en un peu plus …

J’ai pratiqué à l’Aikikai Hombu Dojo à Tokyo pendant environ 5 ans. En ce temps là, j’étais encore un jeune pratiquant naïf et plein d’enthousiasme. Tout ce qui comptait pour moi était de pratiquer le plus possible, avec le plus possible d’enseignants différents. J’ai mis beaucoup de cœur et d’énergie dans la pratique. Là-bas, j’ai suivi pendant 4 ans, au sein d’un petit groupe de « gaijin », des cours privés d’armes que Shibata Senseï dispensait au 3e étage du Hombu Dojo. Mais je voulais également m’entraîner avec tous les grands maîtres : Kishomaru Doshu, Tada Senseï, Osawa Senseï père, Yamaguchi Senseï, Arikawa Senseï etc., pour ne citer que les plus célèbres. Je m’étais fixé pour objectif d’être pris comme uke par tous les enseignants.
Pour y parvenir, il fallait être assidu à leurs cours. C’était très stimulant. J’ai réussi, mais ce n’est pas ce qui comptait le plus, ce n’était qu’un « moteur » qui me permettait de pratiquer beaucoup. Pour moi, il est important, lorsque l’on est engagé dans la pratique de l’aikido, pendant un certain laps de temps, si possible plusieurs années, de faire de la « quantité ». La « qualité » ne vient qu’après …
J’ai assez naturellement développé une relation particulière avec Shibata Senseï du fait des cours privés et aussi parce que son aikido était un peu plus « viril », ce qui d’ailleurs, me rappelait mes premières années à Strasbourg.
Quand Shibata Senseï est parti s’installer en Californie, à la demande de Chiba Senseï, pour reprendre la direction de l’Aikikai de Berkeley, j’ai décidé de le suivre et devins uchi deshi. Le changement fut important pour moi parce que la quantité et l’intensité des cours changèrent radicalement. Je pratiquais entre 4 et 6 heures par jours, 6 jours par semaine. C’est exactement ce que j’avais toujours souhaité faire : pouvoir me consacrer entièrement à la pratique. De fait, j’entrais dans une autre dimension. Peur et tension nerveuse étaient omniprésentes, ce qui entraînait une plus grande vigilance ainsi qu’une acuité mentale plus affûtée. Il s’agissait de rester « détendu », de garder toutes ses capacités de jugement avec cette peur au ventre constante, jour et nuit. Je n’oublierai jamais ce temps là. Pour la première fois, je me rendais compte que la peur pouvait être maitrisée. Je précise qu’il ne s’agissait pas de la supprimer mais plutôt de s’en faire une alliée. Sans le savoir, cette période m’a préparé à la rencontre, que j’appréhendais terriblement, avec Chiba Senseï !
Paradoxalement, cet édifice de peur qui s’était construit avec le temps s’écroula d’un seul coup quand je le vis pour la première fois sur le tatami du très beau complexe sportif de l’université de San Diego. En un instant, le monde était devenu lumineux pour moi.

Tu n’es pas strasbourgeois ?

Non pas d’origine, je viens de l’Alsace du sud, mais je suis né près de Lörrach en Allemagne. Ma famille s’est installée en Alsace lorsque j’avais un an. Depuis, j’ai beaucoup voyagé, j’ai quitté ma famille à l’âge de 17 ans après un séjour dans le sud de la France puis dans le nord-est, j’ai atterri à Strasbourg à l’âge de 20 ans. Plus tard je suis allé au Japon, en Amérique, au Moyen Orient, en Asie centrale… À mon retour du Japon et des USA, les choses ne se sont pas très bien passées pour moi à Strasbourg. Je n’avais alors plus vraiment de raisons d’y rester puisque je n’avais plus de relation ni avec mes amis de l’aikido, ni avec Paul Muller, mon premier enseignant, avec qui j’ai pratiqué pendant 8 ans. Il faut dire que j’ai fait pas mal d’erreurs, que je referais sans doute encore aujourd’hui. On ne se refait pas … (rires !)

J’ai donc repris un billet d’avion pour l’Amérique et un jour à San Diego, Chiba Senseï m’a parlé de la Nouvelle Orléans… Il m’avait dit qu’il avait toujours rêvé d’aller là-bas. L’idée commençait à germer en moi quand j’ai dû être rapatrié d’urgence en France pour y être opéré et subir une transplantation rénale. C’est la raison principale de mon retour ici puisque je dépends aujourd’hui entièrement du système médical français.

Tu t’entendais bien avec Paul Muller ?

Paul Muller Senseï était mon « dieu et maître », j’ai été transporté par lui. J’ai beaucoup pratiqué sous sa direction pendant 8 ans. Il était pour moi un homme fantastique ! Et très généreux. Paradoxalement, malgré mes profondes convictions, je suis, j’étais – et je le suis toujours un peu – naïf ! Je voyais le monde avec des lunettes roses, « tout est merveilleux ». Aujourd’hui, je vois tout de même les choses sous un autre angle… mais j’ai souvent agi avec naïveté et enthousiasme.
J’ai toujours obtenu ce que je voulais, je n’ai pas besoin d’une grosse voiture à la mode ou de signes extérieurs de richesse. Je vis assez simplement ; regarde autour de toi, je suis content avec ce que j’ai. Je pars bientôt en Amérique et j’ai ce qu’il faut pour payer le voyage.
Bien sûr il y a eu des moments difficiles dans ma vie personnelle et avec le dojo. Rien n’est gratuit, mais je touche du bois… mon exigence pour la vie quotidienne n’est pas très élevée. La question a toujours été : qu’est ce que je veux ?
C’est cela, le vrai privilège pour moi : savoir ce que l’on veut. Là où il y a une volonté, un chemin s’ouvre. Comme dit Paulo Coelho (auteur de L’Alchimiste) « Quand on veut une chose, tout l’Univers conspire à nous permettre de réaliser notre rêve ». Ma rencontre avec Paul Muller Senseï m’a permis de réaliser des rêves.
D’un autre coté, tu vas avoir 60 ans, comment comptes-tu faire financièrement pour ta retraite ?

J’en tiens évidemment compte. Je suppose que je toucherai une retraite minimum, j’espère avoir un toit pour me loger et de quoi me nourrir. En fait, je traite ce sujet comme à chaque fois qu’il fallait trouver de l’argent pour payer le nécessaire au moment où j’en avais besoin. Je reste convaincu qu’il y aura toujours une solution, à condition de ne pas être dominé par ses angoisses…

Que propose ton dojo ?

G.V. : En créant mon dojo j’ai d’abord voulu créer un lieu destiné à la pratique de l’aikido suivant l’éthique propre à cet art. C’est-à-dire un lieu où l’environnement rappelle en permanence tout ce qui se rapporte à l’aikido, tout comme un écrin met en valeur le bijou.
Quand j’ai débuté …

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