Un article, un livre, un texte quel qu’il soit ne permet pas un apprentissage réel. Seule la pratique quotidienne, l’inscription directe de la recherche dans le corps produit la prise de conscience. J’ai écrit des livres parlant de l’expérience de l’aikitaiso mais ils ne peuvent pas remplacer l’expérience. Le corps doit être au centre de la pratique. C’est lui qui constitue le moyen d’accès à la connaissance. C’est dans lui qu’il faut lire et la technique d’aikishintaiso est le moyen de cette lecture. Je cite et paraphrase Marcel Jousse, anthropologue dont les travaux m’ont permis d’intellectualiser une partie de l’enseignement que j’ai reçu. Il dit : « tout l’homme est mémoire, toute mémoire est l’homme ». Je mesure toute l’importance de cette déclaration et y ajoute avec la maladresse inévitable de l’apprenant devant le maître : « tout le corps est mémoire, toute mémoire est le corps». Je tiens à préciser que le concept de conscience corporelle inclut le psychisme comme un élément du corps. C’est pourquoi mon premier livre sur ce sujet s’appelle « le corps conscient» et non pas « la conscience du corps ». Il ne s’agit pas d’avoir conscience de son corps mais bien que le corps soit la conscience. Je profite de cet article pour adresser des remerciements à tous ceux qui directement ou indirectement ont contribué à mon travail de théorisation avec l’intention d’orienter vers ces auteurs la recherche que certains voudraient entreprendre après lecture de cet article. Le premier nom qui me vient à l’esprit est celui de Luis Vasquez6, mon maître en systémique. Médecin, psychanalyste, psychologue clinicien, pionnier de la systémique et de la thérapie familiale, il m’apporta directement avec une infinie patience un éclairage transversal sur la pratique que m’enseignait Sensei. Je veux ajouter aussi d’autres noms à ceux de Marcel Jousse et Luis Vasquez : pêle-mêle, Carl Gustave Yung, Jean Piaget, Françoise Dolto, Erich Blechschmidt , Dogen, T.D. Susuki, Didier Dumas, Piera Aulagnier, Nicolas Abraham et Maria Thoroc, Kant, Hegel, Merleau-Ponty, Godelieve Struyf-Denis, Varela, Umberto Maturana dont les écrits me furent particulièrement éclairants. Toutes ces lectures et bien d’autres que je ne citerai pas ici pour ne pas allonger indéfiniment cette liste m’aidèrent à comprendre ce que m’enseignait Sensei. Le lecteur s’étonnera peut être de cette démarche qui consiste à chercher dans les travaux d’auteurs occidentaux les moyens d’accès à un enseignement dont l’origine ésotérique est très majoritairement asiatique, mais il m’importait avant tout de le rendre compréhensible par un Occidental en utilisant un langage relativement rationnel. Mon besoin de compréhension nécessitait probablement de corroborer les dires de Kobayashi sensei qui, lui, se contentait d’affirmer de manière convaincante. J’avais aussi besoin de trouver chez d’autres les confirmations de ce que la pratique corporelle m’imposait comme des évidences. Je tiens à disposition du lecteur intéressé une bibliographie complète.
Mais, avant de poursuivre, je veux faire une petite digression à propos de l’expérience et de l’enseignement afin de clarifier ce qui fut ma démarche.
Faire l’expérience est le contraire d’apprendre, même si apprendre constitue une expérience en soi. Connaître n’est pas savoir. Je n’ai pas eu besoin de démonstration scientifique ou de référence livresque pour savoir que ma mère est ma mère. Je n’ai pas eu besoin que l’on me démontre que la respiration est nécessaire pour vivre pour commencer à la pratiquer, ni que l’on me cite quinze auteurs qui corroborent ce fait. Il est clair que dans cet article, je fais part d’une expérience personnelle et collective sur un mode direct, comme ce mode intérieur qui amène à la conscience la réponse convaincue avant la question. J’ai compris le mésusage du mot révélation et l’incompréhension quasi systématique dont il fait l’objet. Ce qui appartient au domaine de la connaissance ancestrale s’impose à la conscience psychique comme cela s’impose à la vie. Il y a deux voies qui aboutissent à la conscience mentale et, de ce fait à la connaissance, celle qui va des autres vers soi et celle qui vient de l’intérieur. Les deux sont de la plus grande importance mais il faut les distinguer puis les réunir pour pouvoir comprendre ce qu’est l’inconscient, et comprendre en particulier que ce n’est jamais lui qui parle, même quand c’est lui qui contraint. Ainsi, qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, les problématiques identitaires s’inscrivent dans les corps de tous, même dans ceux des plus pragmatiques revendicateurs d’une vérité scientifique démontrée. Qu’ils méditent donc là-dessus : si leur principe est de n’admettre que ce qui a été scientifiquement démontré, alors rien ne prouve, si ce n’est les dires convaincants de leur mère, que leur père est bien leur père et il faut qu’ils demandent la preuve génétique de cela avant de se livrer à la relation filiale. Par ailleurs, que ceux dont la croyance est fondée sur la religion de la preuve scientifique substituent, chaque fois qu’ils ont faim, la démonstration scientifique de la relation existant entre le fait d’avoir faim et le fait de manger, à la prise de leur repas. Ils comprendront ainsi ce qu’est l’appréhension directe du monde, l’accès à soi par le sentiment naturel d’exister et sortiront peu à peu de cette position incongrue de spectateurs de leur propre vie. Nul ne se nourrit de l’ombre d’un rôti. Je l’ai dit à maintes reprises mais je vais répéter ici aussi ce que mon maitre disait de l’enseignement : « Il y a ce que l’on doit expliquer et ne pas montrer. Il y a ce que l’on doit montrer et ne pas expliquer. Il y a ce qui doit être imposé ». J’ajoute à cela « ce qui doit être imposé doit être imposé » car la partie la plus importante de notre vie et de notre être s’impose à nous et si nous n’avons pas la capacité de renoncer à cette futilité que certains élèvent au niveau d’une religion, l’idéologie de soi et de son point de vue, nous n’avons jamais accès à l’essentiel. Ce qui combat pour préserver cette soi-disant personnalité n’est pas le vrai je mais les avatars des influences transgénérationnelles et culturelles. Je dirai prosaïquement : « les fantômes7 défendent leur peau». Edifiant de penser que la plupart de nos discours sur la liberté individuelle sont des défenses inconscientes qui nous maintiennent dans l’esclavage conscientiel. Il convient ici de souligner encore l’importance capitale de la relation maître élève. Le maître, en «imposant » à l’élève, par son équanimité et son imprévisibilité8, la modération de soi, en conduisant l’élève au renoncement, en polissant son ego, l’aide à combattre en lui les consciences collectives invasives, lui permettant de reconquérir ce territoire qui doit être exclusivement le sien, son corps. Les apports des consciences transgénérationnelles, ethniques, anthropologiques sont intégrés et cantonnés à la conscience psychique, et seule l’âme du sujet continue à animer le corps avec les consciences naturelles, indispensables à la vie biologique. En outre, en imposant, on relègue au second plan le discours du mental, et une fois passées les émotions liées à la frustration qui en découle, on ouvre la voie à la voix intérieure, celle qui vient de l’origine. L’élève comprend alors que le maître a été installé par son je ontologique9 sur cette voie intérieure parce qu’il était inscrit dans la conception de soi comme disciple, on cesse de le voir au-dehors, et l’on en fait l’allié de son âme balbutiante.
Ainsi donc, il est bien établi que j’affirme ce que je n’ai pas ici le temps d’expliquer. Je tais aussi ce que la déontologie ne m’autorise pas à dire. Je ne me réfère à d’autres auteurs que pour théoriser, pour utiliser le langage qu’ils ont développé aux fins de cette théorisation et la bibliographie trahit le cheminement que j’ai fait pour en arriver là. J’ai décidé de renommer notre pratique Aikishintaiso pour me démarquer de ceux trop nombreux qui croient connaître l’aikitaiso de Kobayashi sensei alors qu’il leur a manqué le principal : la pratique et le face à face privé et secret avec le maître. Du corps de l’aikitaiso, ils n’ont que les ongles et les prennent pour le tout. J’ai choisi le shin de kami et non pas de kokoro car il s’agit bien d’une voie qui conduit à l’esprit, et par là, au sacré, la notion de kokoro me semblant déjà présente dans l’esprit d’harmonie qu’implique ai.
On peut distinguer trois axes de pratique. Le premier, et le plus primaire, est probablement celui qui justifie le mieux la place de cet article dans Aikidojournal. Il s’agit d’élever son niveau d’énergie, de gagner en souplesse et en puissance pour avoir une meilleure aptitude martiale. Ceci implique bien sûr de se renforcer physiquement, mentalement et émotionnellement. Cette partie du travail, je la désigne comme consistant à essayer son corps, son mental, ses émotions. Combien d’entre nous vivent sans s’être «essayé» vraiment ? Cet axe de travail s’inscrit dans la démarche connue de développement des aptitudes martiales telle qu’on la connaît dans le Karate d’Okinawa, le Kung Fu et d’autres arts traditionnels. Le second axe inclut le premier mais s’étend sur un champ plus général : développer sa conscience en s’éprouvant physiquement, mentalement et émotionnellement afin de mieux affronter les défis du quotidien, travail, étude, vie affective et prévenir les déséquilibres qui peuvent conduire à la pathologie ou à l’accident. Cette seconde étape consiste à essayer sa conscience, c’est-à-dire sa totalité psychosomatique indivisée et ses interactions avec les consciences collectives, pour se l’approprier. Il ne s’agit plus de faire travailler le corps à partir de sa volonté, d’observer ses émotions à partir de son psychisme, mais bien de l’observation de la conscience corporelle par elle-même, le moyen de cette observation étant l’acte d’aikishintaiso. Les applications à ce deuxième axe ne manquent pas. Outre l’aspect individuel, la formation professionnelle, le monde artistique, l’éducation peuvent en tirer partie. Enfin, le troisième axe de travail est l’utilisation de la pratique pour faire une véritable quête spirituelle, connaître ce qui conditionne encore sa pensée quand elle est débarrassée des influences des consciences indifférenciées. Il s’agit de s’approprier son âme et, à travers elle, ses actes et donc son destin. Notre vie ne dépend pas de nos opinions mais de ce que nous sommes, et ce que nous sommes se traduit en actes. Notre corps doit être animé par une seule âme pour que le sujet trouve son unité en se reliant au je ontologique et à travers lui à son esprit, sa racine en ku. Il convient donc, comme pour les consciences collectives, d’intégrer les survivances des âmes passées afin d’unir toutes les expériences sur une seule voie vers l’origine, vers ledit je ontologique. Nos actions ont formé et forment encore notre karma. Nul accès à notre destin n’est possible sans connaissance profonde de notre karma. Je crois que c’est une des raisons pour laquelle Kobayashi sensei utilisait indifféremment shimei et unmei10 pour parler du projet de la pratique. Nous rejoignons là diverses traditions qu’il unissait dans un syncrétisme brouillon, en s’y référant souvent : les physiognomonistes bouddhistes dont la mission était de lire sur le corps les causes karmiques de la maladie ou de la souffrance, le shugendo, le shinto et le christianisme. Je dis « syncrétisme brouillon » car faisant feu de tout bois, il amalgamait sans hésiter lesdits physiognomonistes avec certains yamabushi et autres ama shinto. Cependant, quand il faisait l’explication du kihon, il attribuait l’origine de chaque mouvement de manière assez précise à l’une ou à l’autre de ces pratiques. J’ai dû débrouiller de nombreuses pistes pour sortir de ce paradoxe de l’éclectisme et de la précision des sources. Cela m’a imposé de replacer cet enseignement dans un cadre de référence plus large, mais à ce stade, le lecteur l’aura compris : ce qui comptait pour mon maître, c’est ce que son âme lui imposait de dire ici et maintenant, peu importaient le moyen et les mots, la compréhension devant être avant tout intuitive, les corps consc …
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