Le point de vue d'editions 15F

Le mot mesure est une clef de l'enseignement de l'aïkido.


André Cognard à Pologne 2008.

Dans quelle mesure peut -on encore aujourd'hui, dans notre «société de consomma­tion», individualiste et hédoniste, transmettre le budo, la rigueur de sa pratique et ses règles éthiques et sa spiritualité ?

    Telle était la question de Horst lorsqu'il sollicita mon point de vue. Je me rendis compte que la question contenait déjà ses réponses et j'ai donc décidé de me limiter à un commentaire de celle-ci. C'est donc en suivant l'énoncé de la question que j'exposerai mon point de vue.
 
    Dans quelle mesure ?… 

    Le mot mesure est une clef de l'enseignement de l'aïkido. Celui-ci nécessite en effet la définition d'un cadre relationnel dont le fondement est la modération de l'attitude de l'enseignant et de l'élève. Parmi les outils permettant de poser ce cadre, l'étiquette tient un rôle important et elle im­pli­que précisément de la mesure, celle des gestes et aussi celle des mots. Le rituel est une mesure de l'espace et du temps qui crée des repaires conscientiels indispensables à la bonne compréhension et à l'exécution de la technique.

    Le mot mesure est aussi une clef pour la bonne exécution de la technique. Tout emportement, tout excès de relâchement ou de tension nuisent à celle-ci. La technique que nous exécutons nous exprime et est donc une mesure de soi.

    La dimension éthique, inhérente à l'idée contradictoire d'action martiale non-violente, nous impose de mettre une limite à nos gestes et du même coup à notre être. Cette nécessité de modérer son ego instaure un discours complexe entre l'individu et l'altérité dont les bases dialectiques ont été posées par O Senseï (Je désigne ainsi Ueshiba Morihei, le fondateur) quand il définit l'aïkido comme un art de paix, quand il proposa de «prendre son ad­ver­saire sur son cœur», quand il ouvrit aux arts mar­tiaux le champ immense de la compassion.

    Ce qui fait l'aïkido, c'est le fait qu'éthique et technique soient indissociables. Cette dernière doit exprimer le « comment être » de l'aïkidoka autant que son «comment faire». Elle fait de la tech­nique, de la tactique et de la stratégie une trilogie définissant un paradigme dans lequel l'aïkido peut se produire. Chacune des trois constitue un cadre épistémolo­gique intégrant tous les principes essentiels et n'en exprimant réellement qu'une partie. D'où la multipli­cité de point de vue sur l'aïkido !

    En se refusant à exercer toute violence contre son agresseur, en refusant de se sou­mettre à l'attaque et en rejetant toute passi­vité, l'aïkidoka proclame une manière d'être différente dans laquelle on ne sépare plus l'être et le faire.

    O Senseï a montré là une voie radicale­ment nouvelle, différente de ce dont l'hu­ma­nité avait l'expérience. La culture la plus universelle, celle qui rassemble l'humanité entière est celle de la violence. Le « faire violent » a toujours pour objet de défendre un « comment être » sur lequel les identités collectives et individuelles se fondent. La légi­timation de la violence est la légiti­ma­tion de la transgression des limites identi­taires dans le but de produire leur expan­sion. Ce besoin d'expansion est irré­­­pres­si­ble tant que la question de l'identité n'a pas obtenu de réponse. Je le dirais autrement : on est contraint de chercher du soi dans l'autre puisqu'on ne le saisit pas intrin­sèquement en soi.

    C'est ce que l'aïkidoka s'interdit. Sa définition de soi tient dans ce « je veux être ceci et je ne veux pas être cela » que lui dicte sa conscience quand elle se libère des obligations de loyauté inconscientes qui font de l'appartenance le pilier de la con­science de soi. Mettre l'autre au cœur de sa vie comme le préconisait O Senseï, c'est mettre une limite à son être et donc une me­sure à son geste, et cela implique de ne pas reproduire inconsciemment son his­toire, en particulier l'histoire de sa concep­tion. Ce dernier mot doit être entendu ici dans deux de ses principales acceptions :

    Ce qui a permis à l'individu d'être conçu charnellement, c'est à dire l'histoire fami­liale mais aussi celle du clan, de la nation etc. qui sont des réservoirs de violence iné­puisa­bles.
    Ce qui lui permet de se concevoir lui-même dans sa propre conscience, ce qui remet en question le fonctionnement de la conscience psychique dont le principe est l'exclusion.

    Il s'agit donc bien d'une mesure de soi dans le sens de prendre la mesure et aussi d'avoir une attitude mesurée. Mais celle-ci n'est possible que si le corps a fait le travail de changement nécessaire pour devenir l'autre interne de la conscience psychique afin qu'ils assurent réciproquement, le corps et le mental, la fonction de contention dont ils ont besoin pour fonctionner sans abuser inconsciemment de leur autre. Ceci doit nous inciter, nous aïkidoka, à exercer une vigilance très aigué sur la qualité des gestes que nous faisons, sur la parfaite adéquations des techniques que nous em­plo­yons à leur fonction première, faire sens et permettre la symbolisation de la violence primordiale, celle du monde, qui vit en nous, êtres naturels. Je veux développer cette idée de l'extrême importance du corps dans les processus d'évolution personnelle que constitue la pratique de l'aïkido et illustrer ainsi le propos de Horst sur la rigueur de la pratique ou plus exactement, la rigueur nécessaire à celle-ci. 

    « Nos postures et notre gestuelle nous expriment et expriment aussi l'autre en nous. » C'est à dire que tout implication corporelle est à l'image de nos relations. Les arts martiaux sont très exigeants dans le domaine de l'implication corporelle. Ils ne permettent pas de parler des choses sans les expérimenter dans son corps. Et ils nous imposent de changer physiquement pour accomplir la gestuelle qu'exige l'éthique qui place l'autre au centre de notre conduite. L'expérience du changement

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