Le point de vue d'editions 16FR

Cette question contient le présupposé essentiel que l'aikido est bien un art martial …


André Cognard à Pologne

L'aïkido est-il un moyen efficace de préven­tion de la violence ?

    Cette question contient le présupposé essentiel que l'aikido est bien un art martial dont l'objet est d'endiguer la violence et peut être de la prévenir. Il est vrai que les différentes manières dont il est généralement présenté lais­sent toutes plus ou moins entendre l'idée de contrôle de la violence. Que l'on nous parle d'uti­li­ser la force de l'agresseur contre lui, que l'on nous propose de contrôler l'autre en utili­sant ses déséquilibres, que l'on nous dise de l'ai­ki­do qu'il est une technique de self défense, il est toujours question de maîtrise dans une situa­tion conflictuelle. J'ai déjà dit dans d'autres pub­li­cations ce que je pense de telles défini­tions. Je ne crois pas que l'aikido soit un moyen de contraindre l'autre gentiment, grâce à une supériorité technique. Je crois que si cela était, l'aikido ne serait qu'un moyen de guerre sophistiqué. En aikido, il n'est pas question de défense. Il y a lieu de chercher ailleurs, dans une dimension intérieure, conscientielle et par conséquent symbolique, sa dimension pacifique. Dit autrement, il ne s'agit pas de contenir la violence de l'autre mais bien de se poser la question de la sienne.

    Je dois d'abord revenir sur la façon même dont l'aikido se dit. Il n'est en effet pas simple d'assumer l'importante contradiction exprimée dans « art martial non violent ». J'aime à en débattre car l'énoncé même contient une dimension dialectique passionnante. Il pose la question de la guerre et de la paix dans un cadre de référence qui n'est pas le face à face d'idées diamétralement opposées auquel notre culture nous a assujettis, celui-là même qui conduit certains à la vision réductrice attaque défense avec l'a priori de la légitimité de la défense. Au contraire, cet art de guerre pacifique porte son propre paradigme qui interdit toute vision simpliste et oblige tout un chacun à se confronter à ses propres contradictions, en par­ti­culier à constater son errance entre son désir de paix, de lien, d'empathie, et la spontanéité de sa violence et de ses besoins d'exercer du pouvoir sur l'autre.

    La confusion dans laquelle nous nous trouvons, je dis « nous » pour dire « nous les aikidoka », est éloquente. D'une part, nous nous repaissons d'idées compassionnelles comme «prendre l'adversaire sur son cœur» «la véritable force de l'art martial, c'est l'amour» et j'en passe, et nous faisons en même temps référence à l'histoire de la martialité japonaise dans ce qu'elle a de plus violent. Nous mêlons volontiers quelques aphorismes tirés d'une lecture sommaire de Takuan avec les cours de stratégie d'une violence inouïe de Musashi Myamoto. Nous voyons circuler nos apprentis aikidoka avec les paroles d'amour de O Sensei (je désigne ainsi Ueshiba Morihei et lui seul) dans une main et «Hagakure» dans l'autre. Comment concilier cet esprit de compassion guerrière et cet appel au fanatisme, à la ségrégation violente. Dois-je citer ? ; «Le moine Keiho raconte que le seigneur Aki avait dit un jour que la vertu martiale était le fanatisme. J'ai constaté que cela s'accordait avec ma propre résolution et dès lors, je suis devenu de plus en plus extrême dans mon fanatisme.

    On ne peut accomplir de grands exploits quand on est dans une disposition d'esprit normale. Il faut devenir fanatique et développer la passion de la mort.

    La loyauté et la piété filiale sont superfétatoires dans la voie du samouraï ; ce dont chacun a besoin, c'est de la passion de la mort. Tout le reste découlera naturellement de cette passion.

    Deuxième citation : " "  A l'âge de cinq ans, à la demande de Jin'emon son père, Yamanoto Kichizaemon trancha un chien avec son sabre ; à quinze ans il dut exécuter de la même façon un criminel. C'était la coutume de l'époque.

    C'est ainsi que le seigneur Katsushige, encore tout jeune, sur les ordres du seigneur Naoshige, exécuta plus de dix suppliciés successivement.

    Cette pratique était courante dans les classes élevées, depuis fort longtemps, mais à présent même les enfants de classe mineure ne procèdent plus à ce genre d'exécution et c'est une négli­gence grave. Dire que l'on peut vivre sans avoir eu le mérite de tuer un supplicié, car il s'agit d'un crime, d'une vilenie et d'une souillure, n'est qu'une excuse. Ne peut-on penser au contraire que ce sont ceux dont la vertu martiale est ténue qui se soignent les mains ? Si on sonde l'esprit de celui qui trouve ces pratiques désagréables, on s'aperçoit qu'il cherche des excuses qui invo­quent la raison, car il est trop sensible pour le faire. Pourtant Naoshige l'avait ordonné parce que c'est une pratique à suivre. L'an passé, je me suis rendu en un lieu d'exécution appelé Kase pour tester la sûreté de ma main et j'ai trouvé que c'était une bonne chose. Je me suis senti très bien. Penser que c'est impressionnant est un signe de lâcheté. »

    Comment concilier en nous ces deux extraits de Hagakure avec ce récit fameux dont Monsieur Jazarin s'était servi pour préfacer le livre d'André Nocquet consacré à O Sensei «Présence et message ?»

    « Déjà, dans l'ère de Kamakura, on vénérait le Maître Masamune, artiste réputé dans la fabrication des épées. Son disciple, Muramasa fabriquait lui aussi des épées au tranchant incomparable. On les reconnaissait en les plan­tant dans un cours d'eau. Le fil en était tel que les feuilles mortes se coupaient d'elles-mêmes en le heurtant. Mais il ne put jamais imiter son maître, Masamune. Les lames de Masamune étaient forgées de telle façon que, placées dans le même courant, les feuilles ne heurtaient pas la lame, pourtant finement tranchante, mais se détour­naient d'elles en l'approchant. La lame de Masamune, symbole de la pureté, de la droiture, de la loyauté et de la décision, était aussi conçue pour la paix et la non-violence ! »

    Quand O Sensei disait «le conflit est créateur», il réglait cette apparente contradic­tion. Art martial pour traduire simplement budo signifie que nous nous référons à un principe guerrier. Nous intégrons le fait qu'il existe une dimension conflictuelle qui risque de déboucher sur de la violence et nous appliquons dans ce contexte des principes guerriers qui sont tout simplement l'expression du principe de réalité. Nous ne dénions pas la violence, nous ne tendons pas l'autre joue, nous ne restons pas dans la passivité devant elle. Nous appliquons un processus technique qui répond de manière effective à la situation de violence. Je revien­drais sur celui-ci plus avant. Non violent intro­duit une dimension éthique indissociable de ce qu'est l'aikido. Celui qui renonce à cette éthique renonce en même temps à l'aikido. Ainsi, l'énoncé art martial non violent est l'affirmation d'un principe selon lequel il n'y a pas d'incompatibilité entre la martialité d'un côté et la non violence de l'autre, et que c'est par la dimension éthique que l'on parvient à résoudre cette apparente contradiction.
 
    Je voudrais en venir à ce que peut être l'éthique de l'aikido mais je dois d'abord dire que la violence s'enracine dans le passé parce qu'elle est porteuse de liens et d'identité. Avant de faire un véritable réquisitoire contre elle, je veux en souligner le caractère indispensable dans notre monde tel qu'il est et insister sur un point : le regard que porte O Sensei sur le monde implique une véritable révolution, un changement de point de vue radical, ce qui est contenu dans art martial non violent. Mais venons en à la violence et de ce fait même, à la culture. Mon propos est de démontrer qu'il existe une attitude intérieure fondée sur une éthique qui peut faire naître une véritable culture non violente et que cela implique ce que je nomme une culture de l'autre.
    Cette idée revêt à mes yeux une importance considérable. L'histoire de la non violence n'a pas encore commencé, sa préhistoire se résume à quelques idéologies ou doctrines jamais appliquées. Quant à l'idée d'opposer sa passivité à l'agresseur, c'est une forme de violence perverse, une violence qui ne se dit pas. Mon expérience de disciple puis d'enseignant d'arts martiaux (ne sommes-nous pas des spécialistes du conflit) m'a conduit à comprendre qu'il existe deux voies pour diminuer la violence : L'une vers l'extérieur, c'est à dire une action menée dans le but explicite de faire baisser la vio­lence sociale, la violence politique, la vio­lence des groupes en général. L'autre, vers l'inté­rieur, vers une violence primordiale qui nous habite tous et qui est la source à laquelle s'abreuve la première. Le seul travail sur la voie interne serait certainement suffisant si ce n'était l'extrême urgence à laquelle nous confronte la violence dans nos sociétés.

    Cependant, il n'est pour moi question de dire que nous devons faire du prosélytisme parce que nous détenons une solution aux problèmes sociaux. Mais, je crois utile de signaler qu'il est impor­tant de ne pas faire le déni d'identité grou­pale, de ne pas faire table rase d'autres cultures par peur du communautarisme. Cela est la racine même de la violence sociale que nous avons vue ces dernières semaines. Ne pas transmettre de valeurs sous couvert d'un besoin d'intégration, c'est une source de violence et une impasse. On comprend et s'adapte d'autant mieux à une culture que l'on a conscience et connaissance de la sienne. Aucune intégration sociale n'est possible par le déni d'avoir été collectivement. Une source de violence univer­selle est la méconnaissance de son histoire. Ainsi donc, si l'aikido pouvait être utile à la société dans laquelle il se produit, ce serait en récla­mant cette prudence relationnelle entre les groupes.

    Avant de développer la démarche intérieure, je veux d'abord poser quelques idées propices à un changement dans l'approche intellectuelle de la violence.

    Toute violence trouve son origine dans le déni explicite ou implicite, conscient ou inconscient, d'une identité. L'histoire de la violence est indissociable de celle de la culture. Identité, culture et violence forment une trinité fondatrice de nos sociétés.

    La violence est la culture la mieux partagée par  l'humanité, celle qui appartient à tous et dans laquelle chacun cherche une partie de son identité. Quand on ne se perçoit plus individuel­le­ment, on a recours à la violence pour recréer le lien avec soi. C'est ce réflexe qui légitime les violences défensives et la violence institution­nelle.

    La violence est le seul lien qui maintienne la cohésion du monde quand il n'y a plus de conscience du lien. Elle répond à une obligation de loyauté qui naît de notre appartenance consciente ou inconsciente à l'humanité et à la nature. Quand O Sensei dit que la seule vraie force, c'est l'amour, il signifie clairement la nécessité de créer des liens qui supplantent la violence dans ce travail de cohésion du monde.
C'est cette nécessité d'unité universelle qui fait que la violence est le réflexe le plus immédiat, le moins discuté dès lors qu'il existe un risque de perdre le contact avec soi.


   

    La violence : Quel est ce mal que nous nous faisons ? A quoi sert-il ?

    Demander à quoi sert la violence, c'est tenter de répondre à cette importante question: Pourquoi la culture la mieux partagée, celle qui concerne l'humanité entière, est-elle celle de la violence ?

    Mon objet n'est pas d'accuser la ou les cultures d'être responsables de nos maux, mais d'élargir la réflexion pour mettre en évidence certains dangers dus en particulier à un automatisme : La culture c'est bien ! N'oublions que tout ce qui est efficace est dangereux.

    On réprouve en effet, assez facilement, le manque de culture. On ne remet jamais en question l'idée qu'il est juste de se cultiver mais on omet de dire que les cultures, au travers des civilisations qu'elles ont produites, ont laissé des traces sanglantes dans l'histoire de l'humanité.

    Les livres d'histoire dans lesquels se fabriquent nos points de vue et par conséquent, une grande partie de nos idées (celles ci naissent biens sûr de la manière dont nous percevons notre histoire) fourmillent d'exemples de valorisation implicite de la violence.

    Nous nous extasions devant la Grèce antique et sa pseudo démocratie dans laquelle l'esclavage est une norme indiscutable, nous admirons la Rome antique et son impérialisme qui servira de modèles à tous les conquérants, y compris les plus contemporains.

    Les jeux du cirque n'ont pas cessé, l'esclavage non plus, l'abus sous toutes ses formes est rendu acceptable par l'idée de culture.

    Les religions se fondent sur des meurtres, les boucs émissaires sont légions dans l'histoire de celles-ci et de plus en plus nombreux dans notre improbable modernité.

    Ce sont des groupes entiers qui deviennent les boucs émissaires d'autres groupes dans un ensemble humain qui n'arrive pas à être car il n'arrive pas à être un.

    On prend des pays en otage avec des justifications d'ordre culturel et moral, et quand on mêle culture et morale, on est déjà dans la religion. On prétend dire qui être et comment être en même temps. Les « Gott mit uns » sont remplacés par des « God bless America », ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres, et malheureusement, tout cela est finalement admis parce que cela correspond bien à la culture générale de l'invasion, de l'agression, de la compétition, celle du moi d'abord, avatar syncrétique des religions monothéistes et de la conception de l'individu qui en découle. La laïcité élevée au rang d'idéologie est du même acabit. Fondée dans la violence (révolution) et encore la violence (terreur), elle continue la longue lignée du droit à la violence défensive, dès qu'il y a menace pour l'identité collective qui se reconnaît dans cette histoire.

    La violence légitimée par le droit à se défendre fonde, je l'ai dit en introduction, une violence institutionnelle qui est le leitmotiv de toutes les sociétés d'aujourd'hui et qui justifie l'abus de pouvoir, l'intrusion dans la vie privée des individus, les guerres les plus iniques. Je veux ajouter à ce réquisitoire quelques remar­ques : Toutes les cultures, même quand elles prétendaient à l'universalité, n'ont transmis au monde que des fragments de ce qu'elles furent. Ce sont parfois des vestiges désuets sur lesquels le présent qui s'ign

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