L'énergie

Pour proposer au lecteur une définition plus scientifique, étant très conscient de mes lacunes en la matière…


André Cognard à Pologne

En aikido, on parle beaucoup de l'énergie, voire des énergies (cf Cauhépé), et pas seulement dans un sens spirituel. Ce qui semblerait faire tomber cet art sous le coup de la thermodynamique, entre autres de la deuxième loi. A regarder l'évolution institutionnelle de l'art, on serait tenté d'y voir un exemple classique d'entropie. Alors ?

    Tout d'abord, je dois avouer ne pas connaître le texte de Jean-Daniel Cauhépé auquel il est fait allusion. Mais il me semble impératif de tenter une définition d'énergie dans le cadre paradigmatique qui est le notre. Ce sera le sujet d'une partie de mon écrit. En outre, je ne suis pas sûr que tous les lecteurs soient familiers de la deuxième loi de la thermodynamique qui est précisé­ment le maximum d'entropie. Je vous livre tout d'abord une définition d'entropie ex­traite d'une source très conventionnelle, le petit Robert : entropie, du grec entropia retour en arrière, en thermodynamique, fonction définissant l'état de désordre d'un système, croissante lorsque celui-ci évolue vers un autre état de désordre accru. L'entropie augmente lors d'une transforma­tion irréversible.

    Pour proposer au lecteur une définition plus scientifique, étant très conscient de mes lacunes en la matière, j'ai sollicité un des mes élèves, Florent Balacheff, enseignant chercheur à l'université de Genève. Je vous livre sa réponse :

    Étant donné un système, le second principe de la thermodynamique postule l'existence d'une fonction d'état additive S appelée entropie vérifiant l'équation dS=dQ/T+s où Q désigne la chaleur reçue par le système, T sa température et s un facteur d'irréversibilité soit positif, soit nul. L'apparition de ce second principe est dû à S. Carnot et est justifié par l'observation suivante : certaines transformations confor­mes au premier principe de la thermodynamique ne sont en pratique jamais observées. Par exemple, les transferts de chaleurs entre deux sources à des températures différentes s'effectuent toujours de la source la plus chaude vers la source la plus froide. Pourtant, le premier principe ne permet pas à lui seul de le  déduire, ce qui signifie que sans ce second principe, extraire de la chaleur de la source la plus froide pour augmenter la température de la source la plus chaude  serait thermodynamiquement possible.
    Le phénomène d'irréversibilité est codé dans l'équation ci-dessus par la quantité s  et se traduit par la propriété suivante : l'entropie d'un système isolé (donc n'échangeant pas de chaleur avec l'extérieur) ne peut qu'augmenter. Cette augmentation a lieu lorsque l'état interne du système n'est pas homogène (par exemple, la mise en présence de deux gaz à des températures différentes dans une même enceinte).
    Du point de vue de la physique statistique, il existe une corrélation entre cette entropie d'un systéme isolé et la probabilité thermodynamique W d'un état macroscopique (à savoir le nombre des états microscopiques de ce système correspondant à cet état macroscopique). De manière heuristique, si l'on considère deux tiroirs où se trouvent respectivement 1 et 3 paires de chaussettes, la probabilité thermodynamique de cet état est 4 (il faut choisir quelle paire de chaussettes sera isolée des autres). Si maintenant, nous choisissons de répartir deux paires de chaussettes dans chaque tiroir, la probabilité monte à 6. D'après le second principe, tout système se trouvant dans le premier état évoluera spontanément vers le second, et maximisera ainsi son entropie.


    Je dois dire en préambule que ma conception de l'énergie inclut obligatoire­ment l'existence d'un système conscient et sa primauté, ce qui pourrait me placer d'emblée hors de la seule physique et par conséquent hors de la seule thermo­dynamique, même si l'objet de la physique quantique est la prise en considération de l'observateur comme un élément du système. En fait, je suis convaincu par l'expérience de la pratique de l'aïkido que l'énergie de toute nature n'existe que dans l'intersection de cadres de référence spatio­temporels, ladite intersection se produisant dans une conscience qu'elle fait émerger. Cette conscience émerge parce qu'elle n'est pas encore consciente d'être le cadre de référence du système. Ainsi, quand je dis primauté, je veux bien dire que c'est elle qui crée, par son interaction avec le monde, les autres éléments du système et qu'elle les crée en elle. La conscience peut s'ignorer telle et avoir une position matricielle. Mon point de vue peut donc être considéré comme métaphysique au sens étymologique du mot. En effet, cette idée implique que l'existence physique soit une interaction qui ne peut avoir lieu si les cadres spatiotem­porels dans lesquels elle se produit  ne sont pas a priori des systèmes conscients. Je n'en veux pour preuve philosophique que le fait que le temps objective de l'espace et inversement et que c'est cette objectivation réciproque qui fonde le monde phénomé­nal.  J'ai aussi une approche du désordre qui me vient de l'aikido et qui a pour fondement cette idée : Est considéré comme chaos tout système dont l'organisation est trop com­plexe pour être intégrée par l'outil conscientiel qui s'y confronte. Ce qui signifie que l'idée d'accroissement du désordre n'est acceptable que dans la mesure ou une organisation, autant dire un certain ordre, est perçue et donc, que ses modifications sont perceptibles. On ne modifie pas de l'inconnu si ce n'est pas la prise de conscience. Un chaos modifié en chaos, cela n'est  recevable qu'au travers de la conception que je viens d'exposer. La conscience qui se confronte au système, bien qu'elle le perçoive comme chaotique, se sent modifiée par son interaction avec ledit système et en conclut à une évolution de celui-ci, d'un inconnu vers un autre inconnu. Pour cela, il faut que cette conscience puisse se percevoir elle-même dans sa complexité, qu'elle adopte une posture dialectique et un point de vue systémique. Cela signifie que ladite conscience a conscience d'être un élément du système qu'elle observe. Pour passer de l'observation d'un désordre qui évolue à l'observation d'un système organisé, il faut que la conscience qui observe évolue avec son observation jusqu'à devenir elle-même le système. Elle est ce qu'elle contient et elle est forcée de percevoir comme désordre ce qui échappe à sa contention. L'utilisation du concept de désordre est une manière qu'elle a de dénier son échec à contenir et de maîtriser ses frontières dans le cadre de sa confrontation à l'objet qu'elle ne peut encore intégrer. Florent Balacheff souligne dans un courrier que nous avons échangé à propos de l'entropie que la définition du Petit Robert semble manquer de justesse, puisqu'elle induit l'idée que l'entropie code le désordre et qu'il faut éviter les situations où cette entropie augmenterait. Il ajoute qu'en fait nous pourrions tout aussi bien remplacer dans la définition du Petit Robert le mot désordre par le mot ordre. Il propose un exemple, je cite : «Supposons que nous déposions à la surface d'un verre d'eau une goutte d'encre. Au début l'encre est concentrée en un point. Durant l'évolution du système, l'encre va se diffuser dans tout le verre de sorte qu'à côté de chaque molécule d'eau sera présente une molécule d'encre. L'évolution de ce système est traduite en terme de thermodynamique par l'augmentation de l'entropie, mais il n'est pas clairement établi que l'on évolue vers une situation plus désordonnée ou plus ordonnée. Je pense que la bonne notion pour l'entropie est celle de complexité.» Fin de citation. Cela me semble très clair.

    Pour progresser dans mon argument,  je vais prendre quelques exemples simples. Si l'on rassemblait en un tas aléatoire toutes les pierres de la cathédrale de Chartres, la masse, le poids, l'aspect de chaque pierre resteraient les mêmes. Rien de la matière considérée ne serait intrinsèquement changé. La cathédrale serait matériellement là mais n'existerait pas. Tant que quelqu'un ne pourrait discerner son existence dans le chaos que constitue l'amas de pierres, leurs positions dans l'espace général, leurs positions respectives ne pourraient changer. Si quelqu'un discernait la présence de la cathédrale dans ce chaos lapidaire, s'il était animé par la foi des bâtisseurs d'église, il la reconstruirait. C'est parce que le sens de cette organisation émergeante n'était pas perçu que des pierres des plus grandes réalisations architecturales du monde anti­que ont été prélevées à d'autres époques pour bâtir des étables. Ceci étant dit, si au lieu d'un amas de pierre, la cathédrale de Chartres était dispersée en une infinité de lieux, quelles seraient les chances qu'un croyant bâtisseur la reconnaisse et la reconstruise. Pourtant, c'est bien ce qui s'est produit lors de son édification. Tout préexiste dans une conscience. Ordre ou désordre sont des points de vue et l'évolution vers l'un ou vers l'autre dépend du positionnement de la conscience par rapport au système qu'elle observe. Quand elle l'observe de l'extérieur, elle nomme ordre ce qui fut et désordre ce vers quoi le système évolue. Quand elle l'observe de l'intérieur, c'est-à- dire quand elle s'observe comme contenant le système, elle nomme ordre ce vers quoi le système évolue et désordre ce qu'il fut.  Externe, elle se voit comme l'observateur du système alors qu'elle n'en est qu'un élément qui s'ignore comme tel. Interne, elle se voit comme un élément alors que  précisément, c'est là qu'elle le contient comme son objet. La seule position qui règle ce problème, c'est une position dialectique qui englobe les deux points de vue. Le rapport entre ordre et désordre obéit à la loi universelle de la complexité et comme  la spatiotemporalité, archétype de toute les relations, c'est leur objectivation réciproque dans une conscien­ce qui s'ignore qui les fait exister, et c'est le fait qu'une conscience projette sa division en eux qui les sépare et permet la complexité. Et la complexité répond au fait qu'ils doivent être distincts pour exister dans nos consciences et indissociables pour être.

    Si le sculpteur ne voit pas son œuvre dans le bloc de marbre, il ne peut la séparer du tout pour la faire apparaître, si le peintre ne perçoit pas les contours de son œuvre dans l'espace vide, il ne peut peindre. De même, l'aikidoka qui ne voit pas qu'il est entouré de techniques qu'il faut saisir quand elles passent à sa portée ne pratique pas. La gestuelle de l'aikido n'est ni le produit du mental et d'une volonté d'appli­quer des idées techniques, des images d'actions et encore moins le produit de réflexes acquis par la répétition mécanisée. Il est le résultat d'un discernement par la conscience profonde de l'aikidoka de l'existence d'un geste signifiant dans une spatiotemporalité née de ladite conscience, elle-même architecte d'un système qui l'inclut. J'entrerai dans les détails plus avant en prenant l'exemple des kaeshi waza, de la possibilité qu'ils démontrent que l'aikido est bien une entropie, dès lors que l'on a réglé la question du point oméga au sens de Teilhard de Chardin. Car, la question de l'émergence introduit de fait celle de l'identité qui vient combattre le risque d'évolution chaotique. Or, j'ai eu largement l'occasion de le dire, ne serait-ce que dans le dernier numéro d'aikidojournal, le fonde­ment identitaire est très clairement dans l'éthique. J'anticipe donc sur mon argumen­taire et ma conclusion en disant déjà que O Sensei nous a légué un art dont la complexité est telle que ceux qui ne peuvent pas avoir une position dialectique et intérieurement contradictoire, sont condamnés à le faire régresser à des techniques archaïques ou à le voir comme une utopie. La contradiction qu'a soutenue O Sensei en instituant un art martial non violent est une véritable injonction faite à nos consciences d'intégrer cette idée fonda­men­tale. La compassion et l'objectivité martiale sont compatibles et naissent con­join­t­e­ment dans une conscience dialectique qui traite la contradiction de manière éthique. L'aikido est une systémique et une sémiotique, et sa dimension sémiologique est la clef de l'intégration de la violence qui ne peut avoir lieu sans la répétition du rituel que consti …

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