Une conversation téléphonique avec Horst au cours de laquelle il m'a convaincu de réfléchir sur le problème des querelles internes à l'aïkido est à l'origine de cet article. C'est un sujet délicat, qui n'épargne personne. Même si je me dois d'avoir une position critique par rapport à l'histoire de l'aïkido, cela ne m'interdit pas d'exprimer en préambule du respect pour le fondateur, Ueshiba Morihei, pour sa descendance et pour les élèves historiques. En effet, je veux tenter de faire émerger quelques contradictions parce que je pense que la vérité est préférable à tout, mais je comprends à quelles contraintes contradictoires tous ces pionniers de l'aïkido ont pu être soumis. Aussi loin que je me souvienne, des guerres intestines ont toujours été présentes dans l'aïkido. J'ai commencé ma pratique à la préadolescence dans l'ancienne Association Culturelle Française d'Aïkido, dirigée alors par Maître Tamura, et déjà, on nous enseignait de manière ouverte que le groupe d'André Nocquet, partie intégrante à cette époque de la FFJDA, et donc seul groupe officiel, était l'ennemi. Seul l'ACFA était légitime et elle tirait cette légitimité de son appartenance à l'ACEA (Association Culturelle Européenne d'Aïkido) seul représentant du Tokyo Hombu en Europe. J'étais un élève de Joannes Blachon du Portail Rouge, et grâce à lui, qui invitait des experts dans son dojo, j'avais eu la chance de rencontrer tout de suite maître Tamura et maître Noro. Mon admiration pour eux deux était grande. Je me souviens d'une promenade à pied avec Tamura Sensei, dans la colline derrière le dojo du Portail Rouge. Du haut de mes quatorze ans, j'avais l'impression de marcher avec une légende vivante et d'être, grâce à lui, admis dans l'histoire de l'aïkido. Je me souviens d'une après-midi de fin de stage où Noro Sensei avait montré des séries de koshi nage. J'étais émerveillé par sa prestance, son élégance et son humour. Mon désenchantement fut grand quand j'appris que pratiquer avec l'un excluait de pratiquer avec l'autre. Pour moi, ils étaient les fils de Ueshiba Morihei et ils représentaient ensemble un idéal de l'aïkido. Les querelles qui existaient déjà me semblaient incompréhensibles. Ma fréquentation passagère du groupe lyonnais des élèves, ou supposés tels, de Tamura Sensei finit par m'ôter le peu d'illusion qui me restait. J'y appris en substance, et sans caricaturer, que le groupe Nocquet était l'incarnation du mal, que le seul fils spirituel de Ueshiba Morihei était Tamura Sensei et que tous les autres étaient des imposteurs, que les aïkidoka étaient des êtres supérieurs constituant une élite physique et intellectuelle dont la caractéristique principale était le mépris de tout autre art martial. Pour moi qui aimait le karaté et le judo, qui m'était enthousiasmé pour l'aïkido de Noro Sensei, qui rêvait d'un aïkido capable de refaire le monde (la force sans la violence, imaginez un peu !), la situation était délicate. Je passe sur le racisme anti-stéphanois (stéphanois, habitant de Saint-Etienne) des lyonnais qui faisait que nous étions toujours malvenus dans les stages se déroulant à la Doua (Université des Sciences de Lyon) et les portes de l'aïkido de Tamura Sensei nous furent rapidement fermées pour ne pas dire interdites. Merci messieurs dont je tairai les noms, car vous nous avez forcés à chercher ailleurs. Je rencontrais Maître Tada au lac de Garde : coup de foudre, immense admiration pour cet homme droit (ce fut aussi l'occasion de ma première rencontre avec Paolo Salvadego qui pratiquait dans son groupe en Italie, et j'étais alors bien loin de me douter du chemin que nous allions faire ensemble plus tard), je rencontrais Hiroo Mochizuki à Chalon-sur-Sâone et y appris que l'aïkido était une pratique plus ouverte et plus martiale que je ne l'avais jusqu'alors éprouvée. L'utilisation des kaeshi était nouvelle pour moi, et son sutemi en contre de kote gaeshi est resté gravé dans ma mémoire corporelle. Puis je pris fréquemment la route de Paris avec Daniel Volle, sa femme Lilette et quelques amis de Aka Mon. Nous fréquentions les stages donnés en commun par Noro Sensei et Asai Sensei, autre rencontre formidable au sens étymologique. Ses irimi qui nous faisaient courir à genou pendant des kilomètres, ses nikkyo qui nous brisaient les poignets et les cours de canne (c'était la terminologie employée pour désigner le jo par Noro Sensei) où l'on répétait inlassablement un enchaînement que je reconnaîtrai et corrigerai ensuite dans le cours de Kobayashi Sensei. J'y découvris grâce à Asai Sensei que la chute était un des points essentiels pour progresser en aïkido (même si encore une fois, rencontrant Kobayashi Sensei, je compris que nous n'avions jamais chuté vraiment jusque là, que la plupart des aïkidoka, ne m'en veuillez pas de ma franchise, ne savent pas chuter, pire, répugnent à la chute car ils en ignorent le vrai sens). J'ai aussi le merveilleux souvenir d'une matinée où mon corps épuisé s'était réveillé et enthousiasmé pour le tori fune cogi undo conduit par Asai Sensei. Sa puissance, son rythme et sa bonne humeur avait balayé la fatigue et remis de l'entrain dans chacun de nous. Que tous ces moments puissent constituer d'excellents souvenirs n'aurait tenu qu'à une seule chose : que ces hommes se tolèrent entre eux, que cette rivalité féroce insufflée depuis le Japon soit reléguée au second plan et que l'harmonie de l'aïkido ne soit pas seulement un argument publicitaire. D'harmonie, il n'y en avait pas et les discours officiels et les actes ne se correspondaient en rien. Je parle ici à ceux qui m'ont reproché d'être indépendant, qui m'ont accusé parfois d'être à la tête d'une secte, vous m'avez poussé dehors par votre intolérance, mais plus encore par votre manque de cohérence. J'ai voulu voir maître Nocquet, on en disait tant de mal dans les groupes aïkikai que j'avais fini par penser qu'il était peut être différent. Là aussi, je fus déçu et si je dois à quelqu'un d'être devenu l'élève de Kobayashi Sensei, c'est à vous tous. Je vous dis donc merci, je ne vous en tiens pas rigueur et j'espère seulement qu'un jour les moins drastiques seront capables de ne pas balayer d'une moue méprisante les vingt cinq années que j'ai passées à pratiquer avec celui qui fut vraiment mon maître, car pendant vingt cinq ans sur les tatami avec lui, j'ai bien du faire quelque chose quand même. Les paroles qui détruisent, les attitudes qui cassent des rêves d'enfant, les positions idéologiques intégristes ne devraient pas avoir cours en aïkido. Nous sommes tous l'élève du plus grand maître, du seul et de l'unique tant que nous sommes immatures. Nous ne pouvons pas comprendre la relation que les autres vivent entre eux tant que nous sommes seuls au monde pour ne pas dire le centre du monde. Nous ne pouvons pas tolérer d'autre manière de faire que la notre tant que nous sommes dans la toute puissance. Les autres sont forcément des suppôts de Satan, d'infâmes gourous tant que nous ne sommes pas sûrs de notre propre pratique, tant que la question identitaire nous tenaille la conscience. To be or not to be ! Notre maître est forcément Dieu le père quand nous sommes et restons des enfants éternels. Et puis, l'aïkido est rongé par une pathologie du lien dont les origines se trouvent peut-être dans l'histoire du Japon. En tout cas des impasses ont été faites dans cette histoire, qui constituent des fantômes complémentaires à ceux qui hantent l'aïkido, je choisis à dessein la terminologie de « fantôme » qui est à la fois celle utilisée par la psychologie transgénérationnelle et par la médecine traditionnelle de l'Extrême-Orient. Tant que les liens verticaux, ceux qui unissent les générations entre elles, ne sont pas correctement assumés, c'est-à-dire tant que l'expression des loyautés conscientes mais aussi invisibles n'est pas possible, nulle paix ne peut exister entre les collatéraux, les membres d'une même génération. Et Dieu sait qu'il y a dans l'aïkido une problématique intergénérationnelle liée en particulier à la transmission qui n'est pas prête d'être résolue. La psychologie systémique nous enseigne que toute obligation de loyauté inconsciente qui n'est pas assumée est une source de souffrance qui engendre des conflits qui peuvent aller jusqu'à la destruction du système. Alors, mes amis aïkidoka de tout bord ne peuvent que se combattre et comme je dois balayer devant ma porte en premier, il m'appartient de dire que cela vaut aussi pour la descendance de Kobayashi Hirokazu. Une des quatre lois fondamentales qui assurent la pérennité d'une société est celle de la différence des générations. Cette loi est extrêmement importante parce qu'elle est la garantie du passage du temps, il y a eu Ueshiba Morihei Jidai et après il faudrait qu'il y est le ??? Jidai. Bien que le temps de Ueshiba Morihei soit révolu, bien que l'aïkido prône le respect des générations passées, l'on vit encore comme si Ueshiba Morihei Jidai était éternel. En ce sens, l'aïkido copie tant bien que mal le système dynastique japonais. Celui-ci prétend à une succession parfaite des Tenno depuis la fondation du Japon par Jimmu Tenno jusqu'à Aki Hito. En réalité, il y a, dans l'histoire de cette dynastie, quelques accidents qui sont masqués par l'histoire officielle. Mais ce qui importe, c'est que le sentiment de cohésion que cette dynastie insuffle dans le Japon est bien réel et cela tient au fait que même quand l'on doit réécrire l'histoire, comme ce fut le cas pour Hiro Hito, il ne vient à l'esprit de personne, en tout cas au Japon, de contester la légitimité du successeur. C'est-à-dire que, même quand elles sont un peu arbitraires, les transmissions d'une génération à l'autre ont bien lieu et nul, au Japon, ne pourrait confondre Meiji Jidai, Taisho Jidai, Showa Jidai. Cela va même plus loin puisque, bien que Showa signifie la grande harmonie, ce fut la période des guerres les plus iniques, les plus sombres. Mais à l'issue de la deuxième guerre mondiale on réussit à recréer l'image de Hiro Hito pour la faire correspondre à l'idée de Showa, faisant ainsi prévaloir la force de la parole sur la réalité historique. Cette manière de blanchir les auteurs des violences les plus atroces commises lors des invasions de toute l'Asie par l'armée japonaise fut imitée par presque tous les arts martiaux qui devinrent, d'une manière il faut bien le dire assez opportuniste, des arts de paix. C'est une façon indirecte de réfuter la défaite que de dire que toute guerre ne devrait pas avoir eu lieu. Entre l'avant-guerre et l'après-guerre, l'articulation d'une génération à l'autre ne peut pas se faire d'une manière normale. La transmission d'une génération à l'autre se caractérise principalement par le legs de valeurs et les valeurs qui motivaient les budoka avant-guerre ne pouvaient plus être dites après. J'ouvre une parenthèse pour dire que ceci explique peut-être le succès que les arts martiaux japonais rencontrent en Occident où on n'a pas besoin de tenir secrètes les positions idéologiques d'avant la guerre. Dans l'histoire de l'aïkido, de nombreuses contradictions restent inexpliquées et le foisonnement de biographies de O Sensei, biographies prétendument scientifiques dont le caractère arbitraire, pour ne pas dire fantaisiste, n'échappera pas à tout lecteur attentif, ne peut qu'y ajouter de la confusion. La mystification dont le personnage de Ueshiba Morihei fait l'objet ne sert qu'à masquer une réalité qu'aucun des mystiques de l'aïkido actuel ne veut affronter. Je ne suis pas historien, je ne réécrirai donc pas une énième histoire de l'aïkido, mais je veux mettre en évidence quelques contradictions dont le lecteur sera, in fine, seul juge. Pour cela, il faut d'abord être conscient de ce que les arts martiaux sont les émanations de la féodalité japonaise. Celle-ci se caractérise par le fait que la noblesse japonaise, qui représente moins de 2 % de la population, est une noblesse exclusivement guerrière. Le shogunat est la confiscation du pouvoir impérial par les guerriers. C'est exactement ce que firent les Tokugawa qui se sont approprié le pouvoir impérial et le pouvoir politique pendant 265 ans, c'est-à-dire jusqu'à la quasi fin du 19ème siècle. La restauration n'a pas modifié réellement cette situation puisque le rôle tenu par les militaires au début du siècle et jusqu'à la seconde guerre mondiale est du même ordre. C'est précisément l'argument utilisé pour blanchir Hiro Hito de toute responsabilité par rapport aux exactions commises par les armées japonaises au cours des guerres de conquête de la deuxième guerre mondiale : l'Empereur n'avait pas le pouvoir de décision et ce sont les militaires qui sont responsables de tout. Cette affirmation ne tient absolument pas devant un examen sérieux des documents et des faits de l'époque, mais c'est ce que l'on a voulu croire. Ainsi, les arts martiaux s'enracinent dans une histoire récente qui suit celle du Japon et portent, à cause de ce secret de Polichinelle, une lourde responsabilité qui les a obligés, l'aïkido en tête, à un véritable autodafé. Il en résulte que les arts martiaux japonais n'ont pas le caractère obsolète que pourrait avoir chez nous le maniement d'une épée dans une armure du Moyen Age. Ils n'ont pas ce caractère frustre et anachronique. Ils sont au contraire raffinés, complexes et actuels. Ils sont marqués par ce rôle qu'ont tenu les militaires dans les épopées sanglantes du 20ème siècle, les chefs de guerre étant bien souvent issus de familles détentrices des pratiques martiales traditionnelles, les références à la Bushido étant évidentes. La thématique du Japon, pays des Dieux, du peuple japonais, peuple supérieur, s'enracine certes dans le shintoïsme mais qu'aurait-elle été sans le soutien de la classe guerrière. L'Empereur du Japon est un dieu, d'où il résulte que toute guerre, toute violence, est légitime puisque tout ce qui conteste cette réalité divine ne peut être que d'origine inférieure. Je ne manquerai pas de souligner de manière insidieuse le parallèle entre cette thématique et celle du fils spirituel que j'évoquai plus haut à propos de l'aïkido et qui conduit à penser : « mon maître est le fils spirituel, le seul, et toute contestation, de ce fait, est intolérable et justifie toute agression ». Un autre parallèle est ici inévitable, c'est celui qui concerne l'engagement de Ueshiba Morihei auprès de Deguchi. On nous présente généralement l'épopée en Mandchourie comme la tentative de créer un royaume de paix. En réalité, il s'agit d'une agression délibérée et d'une mise en esclavage de la population mandchoue par une véritable armée au nom de la supériorité de la race japonaise. Deguchi, qui était le véritable maître à penser de Ueshiba Morihei, était non seulement un dangereux mythomane mais un idéologue fasciste de premier ordre. Il n'est qu'à lire O fude saki pour s'en rendre compte. Et, si j'en crois les dires de Kobayashi Sensei, Ueshiba Morihei est resté fidèle à Omotokyo jusqu'à la fin de sa vie, même si cette relation s'est faite très discrète après la guerre. Kobayashi Sensei m'a rapporté l'avoir accompagné au temple à Ayabe pour faire des offrandes. Il y aurait donc là une vraie filiation tenue secrète ou presque. Cette relation avec Deguchi s'inscrivait dans une logique personnelle puisque O Sensei s'était engagé volontairement comme fantassin dans les armées conquérantes du Japon et ce sur quoi les diverses biographies semblent d'accord, c'est qu'il fut particulièrement efficace dans le maniement des armes lors des différents combats auxquels il prit part. Cela signifie bien que l'idéologie du Grand Japon et du peuple supérieur ne lui était pas étrangère. En même temps cela signifie aussi sa loyauté par rapport à son pays, comme le maintien du lien avec Omotokyo exprime aussi sa loyauté et la capacité qu'il a eu d'assumer des contradictions importantes pour la préserver. A ce propos, j'ouvre une parenthèse pour dire que Gianpietro Savignago se trompe quand il dit dans une interview pour Aikidojournal que Kobayashi Sensei suivait la voie d'Omoto. Il éprouvait une haine farouche pour cette secte qui était selon lui la cause des principales erreurs de O Sensei. Il détestait tout ce qui était religieux et avait un rapport simple, très prosaïque avec le shintoïsme : plus il y a de divinité et mieux c'est pour les hommes. Le kami est partout, c'est la nature de toute chose et il est inutile de lui faire des salamalecs. Les hommes sont responsables de leurs destins. Mais en ce qui concerne les rapports étroits entre Omotokyo et l'aïkido, le rétablissement d'un système dynastique familial dans l'aïkido, les fils succèdent au père comme doshu, est conforme à un des thèmes favoris de la secte. Deguchi dans son O fude saki dit en substance que l'empereur du Japon est un mou et qu'il se propose de le remplacer pour rétablir l'ordre divin. Il chevauche symboliquement un cheval blanc, c'est un droit réservé exclusivement au Tenno, pour le signifier et c'est sa nièce qui lui succèdera à la tête d'Omotokyo. En tout cas, le principe de la dynastie impériale s'applique aujourd'hui à l'aïkido et, à entendre ceux à qui cette situation convient, ce sont ceux qui veulent en déroger qui sont sectaires. Messieurs les gouvernants en poste à la jeunesse et aux sports, attention au problème des libertés fondamentales. Pour l'instant, c'est vous qui hébergez la secte et qui faites régner l'ordre impérial.