Le point de vue d'editions n°21FR d'AJ

André Cognard 2007. Suite et fin de l'article sur "Aikido et religion" dont la 1ere partie est parue dans notre précédent numéro


André Cognard à Gdansk/Pologne juin 2008.

Pour continuer notre réflexion sur cette question fondamentale de l'identité et de l'altérité qui est au cœur de la problématique martiale, ajoutons à ces deux citations deux autres. Tout d'abord Lao Tseu dans le tao te king « L'être et le non être se donnent naissance l'un à l'autre »


Puis Zhuangzi : « Le je est aussi l'autre, l'autre est aussi le je, en ce que l'un comme l'autre sont également affirmation et négation. Alors, le je et l'autre existent-ils donc réellement ? Que le je et l'autre ne soient pas en opposition dit le pivot du Tao.»


 


Que seme trouve dans la relation avec shite la réponse à ce questionnement identitaire, il est indispensable que shite ait atteint un degré de conscience de soi dont on peut vérifier la réalité à la manière qu'il a d'agir sans penser et de rendre son corps imperceptible à seme et aussi à d'éventuels spectateurs à certains moments de l'action. Cela signifie qu'il n'a pas besoin de se représenter dans sa propre conscience psychique et qu'il n'a pas non plus besoin de son corps pour le représenter. Il a accès à l'être en soi, son identité est enracinée dans une conscience ontologique qui persiste et se perçoit elle-même quels que soient les apports qui proviennent de toute altérité. Les relations dans lesquelles elle est impliquée la modifient sans qu'elle devienne autre que soi. J'ai pu observer que les premières étapes, la maîtrise du réflexe instinctuel projetant l'énergie au contact, la maîtrise de la direction des yeux et l'entraînement du corps par la répétition à un geste codifié et signifiant, contribuent à affaiblir la primauté de la vue sur les autres sens, et peu à peu à abolir la hiérarchie des sens entre eux pour les rassembler dans un sixième sens que je rapproche de la proprioception. Cette somme sensorielle permet que le corps soit lui-même conscient de ce qu'il constitue une des racines identitaires, je la nomme corporéité, et que l'individu n'ait donc pas besoin de faire des représentations posturales dans son psychisme. Ceci conduit à dire que l'identité psychique est autonome quand la conscience a intégré l'idée que l'identité n'existe que dans la relation, que l'identité corporelle est autonome quand le corps a intégré les cinq sens comme un seul outil, sachant que l'expérience sensorielle ne l'invalide pas comme totalité, et enfin que tout inconscient trouve sa résolution dans l'expérience de l'unité de l'autre. Il en va d'ailleurs de même pour uke, le bon uke, celui dont le mouvement extériorise très précisément l'action contenue dans la forme construite par shite, celui qui chute souplement et sans heurter la terre, c'est le pratiquant dont l'énergie est répartie de manière homogène dans tout le corps, entendez ici que le psychisme est un outil du corps. Si uke a besoin de se représenter psychiquement, la plus grande partie de l'énergie dynamique est consommée par la pensée et crée une inertie gestuelle importante. S'il a encore besoin de défendre des limites posturales, c'est-à-dire une manière d'être dont son corps à besoin pour se repérer, une grande partie de l'énergie dynamique est immobilisée dans des tensions physiques inutiles à l'action et jouant donc un rôle inhibiteur inconscient. Shite comme uke doivent agir dans l'unité et cela implique que chaque partie de leur corps assure son propre déplacement, dit autrement, que chaque cellule mais aussi que chaque unité fonctionnelle, unité conscientielle soit motrice et capable d'autonomie. Je veux donc dire que conscience corporelle signifie pour moi intégration de toutes les structures conscientielles dans un unique soi, sachant que l'unité ne s'acquiert que par la conscience de la division.


 


Je disais plus haut que nos maîtres avaient résumé l'essence de l'aïkido dans cette opposition qu'ils signalaient «ji sekai» et «arawareru sekai». C'est une phénoménologie qui ne s'oppose pas à celle du bouddhisme zen, «ku et shik», l'essence et le phénomène sont indissociables, ku c'est shiki, shiki c'est ku. Le monde apparent est la phénoménalisation du monde vrai. Celui-ci se compose de ai, c'est-à-dire l'harmonie qui naît de la complémentarité des opposés. On pourrait dire yin et yang, ura et omote, mais ai signifie plus encore, il exprime la règle numéro un qui est que les opposés n'existent pas séparément, que tout n'existe que dans la différence et que tout différence est le signe de l'unité. Inochi signifie la vie. Inochi est le produit de ai, traduit en terme simple, la vie est le produit de l'amour et ai et inochi sont indissociables. La vie s'enracine dans l'identité et la différence. Le troisième élément qui complète la triade du monde vrai, chie, pourrait se traduire directement par chi, énergie, e, forme. Kobayashi Sensei avait l'habitude de traduire chié par l'intelligence universelle. Il donnait toujours la même explication : «Nous tous humains sommes construits de manière identique et nous avons tous un visage différent. Tout dans le monde, du plus petit vivant à l'univers entier est construit sur le même modèle. La plus petite partie rend compte de la totalité. Le microcosme contient le macrocosme».


C'est encore Kobayashi Sensei, je cite : « A partir de ai, inochi, chie, tout existe et rien n'existe en dehors d'eux trois».


Je pense que c'est suffisamment explicite, et je crois intéressant de rapprocher cette idée de l'interdépendance de toute chose telle que l'a souligné le zen. Ajoutons à cela qu'est aussi exprimé dans cette description de ji sekai la règle du non noumène propre. Rien n'existe en soi, rien n'existe pour soi, rien n'existe isolément.


Je crois que si O Sensei Ueshiba n'avait pas été pris dans une problématique de loyauté à Deguchi et s'il n'avait pas vécu sous l'emprise d'une tradition très prégnante pour l'individu, il aurait probablement abandonné toute mystique, car il avait répondu à la question de l'identité, précisément parce qu'il avait extrait la règle universelle de la doctrine religieuse.


Il n'existe que la règle, celle qui fait que les cellules savent ce qu'elles doivent faire pour devenir ce qu'elles sont, celle qui unit tout dans ce monde, celle qui fait que l'identité persiste au delà de tout relation. Mais comment articuler cette idée avec celle de l'érection de l'individu ? Kobayashi Sensei avait répondu à cette question en disant : " ce qui est éthique est esthétique donc efficace ". L'individu a en effet le devoir de sa liberté, car c'est ainsi qu'il peut être l'autre de la règle. Dans la chaîne des obligations transgénérationnelles, des obligations culturelles et sociales, autant dire dans l'obligation de répéter l'histoire, dans le canevas de l'obligation de l'être naturel à participer au développement et à la complexification du monde, la seule liberté qui nous fait " être individué " est ce choix que nous faisons de remplir os devoirs par rapport au monde selon une règle nouvelle que nous introduisons, une esthétique personnelle. L'aïkidoka ne se soumet pas à la violence qui est la méthode de la nature pour préserver l'unité universelle, mais il accomplit sa part dans la préservation de cette unité sans exercer de violence. C'est cette interdiction qu'il se fait à lui-même et l'empathie pour l'altérité qui fondent son droit à exprimer sa vie selon une esthétique propre. L'artiste martial, Kobayashi Hirokazu, nous a montré par sa posture et sa gestuelle d'une beauté inénarrable, par l'attention scrupuleuse qu'il mettait à parfaire chaque mouvement, à le complexifier sans fin, que l'efficacité tient à la liberté et que celle-ci dépend de la capacité que l'individu a à équilibrer en soi, l'être en soi et le tout, l'identité et la différence.


 


Je veux dire de manière imagée que l'aïkido est en soi un artiste. Je crois en effet nécessaire d'appréhender avant tout l'aïkido comme l'indicateur d'une structure spatiotemporelle complexe propre à produire de la pensée complexe et des prises de position idéologiques nouvelles dont l'aspect dialectique n'est pas enterré par une référence à une tradition religieuse. L'espace stratégique et tactique de l'aïkido, parce qu'il doit répondre à l'obligation martiale et à l'obligation contraire d'être pacifique, produit un espace sémiotique et esthésique particulier qui fait naître un espace sémiologique propice à l'évolution des consciences, en ce qu'il contient a priori ce que lesdites consciences ne peuvent pas contenir isolément.


 


L'aïkido ne peut être qu'irréligieux car il n'existe que pour mettre en scène la puissance de la règle dans un rituel martial supra culturel, supra religieux. C'est pourquoi j'ai voulu faire ce rapprochement succinct entre les dires de l'aïkido, ceux du bouddhisme et de l'hindouisme. Je dois enfin rappeler que la notion de do, même si elle naît du taoïsme, est incompatible avec la religion. Toute religion n'est destinée qu'à mourir, elle est presque toujours susceptible de violence parce qu'elle divise. Le do, pas plus que l'aïkido, ne divise sur le fond. Si l'aïkido se liait à une quelconque religion, ou s'il devenait religion lui-même, il perdrait son unique raison d'être et son mode d'action : restituer la perception de l'unité à tout être, toute entité, toute conscience qui en a besoin, c'est-à-dire accomplir son devoir spirituel.

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