Illusionniste ou démystificateur ?

2ème partie

“Bon dieu mais c’est bien sûr : mon maître est un magicien !”. Il est très facile de se laisser aller à l’imperméabilité de l’expérience dont nous avons déjà parlé plus haut. En effet, grâce aux trois fonctions de la pensée magique (défensive, propitiatoire et cognitive), nous pouvons concocter l’idée rassurante que tout dépend de cette simple évidence : il nous est impossible de reproduire le mouvement que nous voyons (ou que nous croyons percevoir) parce que notre maître est “spécial”. Absolument ! Spécial et unique : il possède même ce petit quelque chose en plus, indéfinissable et indescriptible, ce truc que seule la magie peut être en mesure de lui donner. Ainsi, influencé également par l’aspect ésotérique intrinsèque de l’Aïkido, le pratiquant finit par auréoler l’enseignant qu’il s’est choisi proportionnellement au nombre de trucs qu’il connaît et qui suscitent encore en lui l’émerveillement.

A ce point, une petite pause nous semble utile pour digérer ce qui vient à peine d’être exposé. La matière est nouvelle et peut se révéler ardue. Elle permet néanmoins de mettre en évidence certaines des difficultés rencontrées lors de l’apprentissage d’un mouvement de la part du pratiquant lesquelles, selon la neuroscience, pourraient provenir :
–   des limitations propres du système visuel de l’être humain,
–  des mécanismes neuronaux qui le confondent sur ce qu’il perçoit réellement,
–  du recours à la pensée magique pour justifier l’insuccès malgré la persévérance.
Ces difficultés semblent donc insurmontables puisque liées à notre condition humaine. Pourtant, certains d’entre nous ont réussi à découvrir des trucs et sont devenus eux-mêmes magiciens, démontrant ainsi qu’il ne s’agit pas d’une fatalité et qu’il existe des solutions pour résoudre le problème. Sinon, à quoi servirait-il d’en faire un problème ! Certes, aucun d’entre eux n’a encore découvert ceux du Grand Mage de l’Aïkido, qui demeurent toujours mystérieux, contribuant ainsi à alimenter la confusion et à recourir à la pensée magique pour expliquer l’inexpliqué et notre insuccès à percer ses trucs. Mais comment  ont fait certains d’entre nous pour en découvrir suffisamment au point de pouvoir être revêtus du prestigieux chapeau de magicien ?

Le succès de l’illusionniste dépend de sa capacité à ne pas révéler ses trucs, à les tenir secrets, qu’il brille sur la scène du music-hall ou qu’il profite de son habileté pour abuser de la crédulité des gens. Un des principaux éléments qui devraient différencier l’illusionniste du maître d’Aïkido est que ce dernier ne devrait avoir aucun secret, aucun truc non révélé, tout du moins dans le contexte “Do”. On peut comprendre que dans un contexte “jutsu”, il soit nécessaire de maintenir secrètes les techniques si on espère qu’elles aient une chance d’aboutir. En ce qui concerne le Do, dont la finalité est de se tuer soi-même et non l’autre, ça n’a aucun sens. Ou alors le maître fait des trucs sans le savoir, comme c’était le cas de Tamura Sensei qui ne manquait jamais de recommander de lui voler la technique, sous-entendu ses trucs. Mais ne serait-ce pas le cas de beaucoup d’entre nous ? Ce qui pourrait peut-être expliquer pourquoi nous démontrons la technique en entraînant involontairement les pratiquants dans les mécanismes neuronaux dont nous avons parlé plus haut. Mais comme la pensée magique ne nous a pas abandonnés non plus, nous finissons par nous convaincre que nous sommes réellement le Père Noël auquel nos élèves veulent croire.
Aussi, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, la confusion n’est pas uniquement le fait des pratiquants, elle règne chez tous les magiciens qui exécutent leurs tours de magie sans en connaître le truc, chez tous les enseignants qui démontrent la technique sans en comprendre la clé.
Toutefois, je pense sincèrement qu’il est tout à fait possible d’acquérir la compréhension du mouvement par la répétition, principalement lorsque le modèle est lui-même impeccable, raison pour laquelle les élèves de O’Sensei sont tous devenus magiciens. Mais si le pratiquant reste sous enchantement, il pourra répéter le mouvement autant de fois qu’il voudra, il ne réussira jamais à reproduire le truc. Il préfère penser, il lui est plus facile de penser qu’il ne peut pas y parvenir plutôt que de faire perdre à l’enseignant qu’il s’est choisi son auréole de magicien. S’il veut comprendre les trucs, il devra faire appel à un démystificateur. Et qui mieux qu’un illusionniste peut révéler les trucs d’un autre illusionniste? S’il a vraiment la volonté de briser le charme et de soigner sa frustration en tentant d’expliquer ce qu’il ne s’explique pas, il devra s’adresser à un autre maître et risquer l’anathème de la part de ses collègues, voire de son maître lui-même. Mais évidemment beaucoup préfèrent continuer à croire au Père Noël  …        
Cependant, gare aux démystificateurs qui révèlent les trucs sans y avoir été conviés. J’ai commis cette erreur jusqu’à présent et je m’en excuse auprès de ceux que j’ai voulu entraîner. Le fait est que chaque enseignant est à la fois magicien et démystificateur, qu’il le veuille ou non, qu’il s’en rende compte ou non. Il a, comme l’enseigne sa discipline, son côté omote et son côté ura. Il est les deux faces de la médaille. C’est à lui, et à lui seul, d’en prendre conscience et de choisir quand travailler un côté et quand l’autre, quand tenir ses trucs pour lui et quand les révéler, risquant peut-être de perdre un peu de son aura magique, pour récolter davantage d’estime et d’admiration pour ses réelles capacités.

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