L'Envers du décor

Grandeur et Décadence des Tokugawa 1er part.

par Henry Liberman
par Henry Liberman

    La France a eu son Père Joseph, le capucin – d’où «éminence grise » – conseiller de Richelieu qui tirait les ficelles dans l’ombre du grand cardinal, et ses successeurs éponymes, certains restés inconnus, d’autres plus célèbres, par exemple, au vingtième siècle, Jean Jardin et Alexandre Kojève; les Etats-Unis eurent le colonel House du temps de Wilson, plus récemment Andrew Marshall et Albert Wohl­stetter. On pense aussi au fédéraliste européen Joseph Rettinger.
 
    Un des Père Joseph Japonais s’appelait Mitsuru Toyama et il a joué un rôle des plus importants dans la vie politique du Japon des années 1880 jusqu’à sa mort en 944. Que ce soit sur le devant de la scène, comme au début de sa carrière, ou dans les coulisses, assumant le rôle de sage – certains  diront de « juge de paix » – il a été au centre, sinon de tous, du moins d’un bon nombre des agissements des coteries, ligues et sociétés plus ou moins secrètes, civiles et militaires  qui, animées par une idéologie ultra-nationaliste, ont poussé le Japon à mener les guerres d’agressions et de conquêtes en Corée, en Chine, en Mandchourie, pour finalement aboutir à la catastrophe de la guerre améri­cano-nippone.
    En plus, et c’est ce qui nous a amenés à nous intéresser au personnage, il a été un promoteur infatigable du budo, tout comme le fut Ryohei Uchida, son bras droit et fils spirituel. Leurs noms sont mêlés à l’histoire du judo, du kendo moderne, du jodo, du kempo, entre autres. Et au moins indirectement, par l’intermédiaire de la secte Omoto Kyo et son gourou fantasque Onisaburo Deguchi, leur trajectoire a croisé celle du fondateur de l’art que nous pratiquons, Morihei Ueshiba.

    Toyama fut le fondateur et le dirigeant de ce qui est couramment appelé à tort une société secrète, la Genyosha, la société de l’Océan noir – le détroit qui sépare la Corée du Japon. Plus tard il fut l’inspirateur de la Société du Fleuve Amour, plus connue sous le nom de « société du Dragon noir » : la Kokuryukaï nominalement fondée et dirigée par Ryohei Uchida.

    Pour comprendre ce que furent ces sociétés, les conditions de leur naissance et de leur développement, leur idéologie, leurs buts et leurs moyens d’action, il faut remonter quelques dizaines d’années, à la fin de la période Tokugawa (1600-1868) et aux soubresauts qui ont marqué le début de l’ère Meiji, en particulier la révolte des samouraïs de Satsuma de 1877. Et pour comprendre ce qui s’est passé au cours des quelques cinquante ans qui séparent l’apparition de la flottille du Commodore Perry de la victoire du Japon sur la Russie en 1905, il faut connaître la nature du système dont est sorti le Japon pour prendre sa place parmi les grandes puissances mondiales.

    Il ne s’agit pas ici de réécrire l’histoire du Japon moderne – quoique sur la question les études approfondies en langue française soient relativement rares – mais simplement de proposer à la réflexion quelques éléments habituellement ignorés qui pourtant ont été des facteurs déterminants dans la formation du champ où se sont développées et la pratique et les idées générales – pour ne pas dire l’idéologie – qui viennent parfois hanter nos dojos. Nous verrons, par exemple, que l’origine des notions que l’on retrouve dans les discours sur l’aïkido, telles que  «l’esprit dirige le corps» (mind over body) ou «une seule famille humaine», ne peut être saisie sans une connaissance de l’état d’esprit de l’armée japonaise dans les années suivant la guerre russo-japonaise ou les slogans pan-asiatiques des  années 30. 
 
    Un des problèmes auxquels est confronté l’historien est la prévalence non seulement dans l’imaginaire populaire mais aussi dans le discours historique établi d’une image du passé, qui est en fait une construction a posteriori, un récit qui tient plus de la fiction que de la réalité. Par exemple, l’idée que l’Anglais instruit moyen se fait du Moyen-Age est un amalgame des drames historiques de Shakespeare, des romans de Walter Scott comme «Ivanhoé»  et des différentes versions écrites ou filmées de la légende de Robin des Bois. Et c’est ce passé sinon mythique, du moins mystifié, qui est un des ingrédients de son identité d’Anglais – ou de Britannique : sans Walter Scott, il est douteux que le nationalisme écossais ait pris racines comme il l’a fait.

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