Horst Schwickerath Ces dernières semaines de nombreux lecteurs se sont adressés à moi pour me demander pourquoi, dans l'éditorial du dernier numéro, je n'avais pas répondu plus clairement à la question de mon ami qui m'avait demandé de lui donner une raison de continuer à pratiquer. Est-ce que je peux, est-ce que j'aurais pu, peut-on même répondre à une telle question ?

Là dessus, je me suis souvenu de cette histoire, rapportée par Platon :

Socrate : Sais-tu, à propos de discours, quelle est la manière de faire ou de parler qui te rendra à Dieu le plus agréable possible ?

Phèdre : Pas du tout. Et toi ?

Socrate : Je puis te rapporter une tradition des anciens, car les anciens savaient la vérité. Si nous pouvions la trouver par nous-mêmes, nous inquiéterions-nous des opinions des Hommes ?

Phèdre : Quelle plaisante question ! Mais dis-moi ce que tu prétends avoir entendu raconter.

Socrate : J'ai donc oui dire qu'il existait près de Naucratis, en Égypte, un des antiques dieux de ce pays, et qu'à ce dieu les Egyptiens consacrèrent l'oiseau qu'ils appelaient ibis. Ce dieu se nommait Theuth. C'est lui qui le premier inventa la science des nombres, le calcul, la géométrie, l'astronomie, le trictrac, les dés, et enfin l'écriture. Le roi Thamous régnait alors sur toute la contrée ; il habitait la grande ville de la Haute-Egypte que les Grecs appellent Thèbes l'égyptienne, comme ils nomment Ammon le dieu-roi Thamous. Theuth vint donc trouver ce roi pour lui montrer les arts qu'il avait inventés, et il lui dit qu'il fallait les répandre parmi les Egyptiens. Le roi lui demanda de quelle utilité serait chacun des arts. Le dieu le renseigna ; et, selon qu'il les jugeait être un bien ou un mal, le roi approuvait ou blâmait. On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup d'observations pour et contre chaque art. Il serait trop long de les exposer. Mais, quand on en vint à l'écriture :

«Roi, lui dit Theuth, cette science rendra les Egyptiens plus savants et facilitera l'art de se souvenir, car j'ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire.»

Et le roi répondit :

«Très ingénieux Theuth, tel Homme est capable de créer les arts, et tel autre est à même de juger quel lot d'utilité ou de nocivité ils conféreront à ceux qui en feront usage. Et c'est ainsi que toi, père de l'écriture, tu lui attribues, par bienveillance, tout le contraire de ce qu'elle peut apporter.

Elle ne peut produire dans les âmes, en effet, que l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu'ils auront foi dans l'écriture, c'est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d'eux-mêmes, que les Hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d'enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu'elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu'ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s'imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants.»
(Platon, Phèdre trad. Meunier 274-275)

Ces paroles, cette explication, ne s'appliquent-elles pas merveilleusement au monde de l'aïkido ? Nous savons que si O Sensei a donné leur nom aux techniques, il n'a pas donné d'autre explication.

Je veux donc laisser à chacun décider pour soi-même, tirer ses propres conclusions et en fin de compte de suivre la voie qu'il trouve juste. Ceci, toujours dans le respect mutuel, ne peut mal tourner.

Et si mon ami sent vraiment qu'il ne veut pas aller plus loin sur la voie de l'aïkido, c'est peut-être ce qui est bon pour lui. Peut-être a-t-il simplement besoin de distance pour, de cette distance, retrouver l'aïkido. Peut-être veut-il redevenir voyant, étant devenu aveugle à la réalité extérieure au microcosme local et fédéral. Peut-être aussi ne retrouvera-t-il pas la voie de l'aïkido, simplement parce que cet épisode de sa vie est clos et qu'il transpose et applique dans la vie ce qu'il a appris - ou peut-être pas. Des mots peuvent-ils l'aider ?

Je crois que la conviction de faire ou de ne pas faire quelque chose peut et doit venir de soi-même. Qu'est-ce que cela apporterait, si j'insistais auprès de mon ami pour qu'il continue dans une direction où il se sent bloqué. Est-ce que cela l'aiderait ? Je ne suis pas un missionnaire et ne veux pas non plus en devenir un. Je redoute le fanatisme et le «hors de cette Église, il n'est point de salut»...

...ce que l'on aime si naturellement, on le remet en question. Ou, en tous cas, c'est ce que l'on devrait faire.

Horst Schwickerath

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