Horst SchwickerathMéditorial

Comme nous le notions dans notre dernier éditorial, le pratiquant moyen d'aïkido aime penser. Enfin, disons que nombre d'entre eux aiment penser qu'ils pensent. Et tiennent à le faire savoir. On entend donc dans les cours et dans les stages, auréolés de l'autorité qui émane du kamiza, des propos qui vont du banal affligeant au faux aberrant.

Qui, parmi les pratiquants un peu chevronnés, n'a pas eu à subir les vaticinations sur l'esprit oriental d'un expert en « nipponologie » qui n'a jamais mis les pieds en Asie ou les discours sur « l'éthique des samouraïs » d'un brave employé de bureau qui se laisserait mourir de faim plutôt que d'avoir à tordre le cou à une volaille ou saigner un lapin.

Si une publication comme la nôtre n'est pas en mesure d'influencer le niveau de compétence technique et martiale des enseignants, ce qui n'est pas par ailleurs sa vocation, elle peut par contre contribuer à dissuader les colporteurs de balivernes en travaillant à élever le niveau de connaissance des pratiquants dans tous les domaines qui touchent à leur art. Bien sûr, rien ne remplacera l'étude et l'expérience personnelles, et notre journal ne saurait prétendre, ne serait-ce que par sa taille réduite, à autre chose qu'à aiguillonner la curiosité de ses lecteurs et lectrices dans cette direction. Mais nous espérons par petites touches trimestrielles (et, qui sait, peut-être un jour mensuelles) aider à reconstruire le puzzle de l'histoire de l'aïkido, effacer les clichés, préjugés et notions erronés sur le pays et la culture d'origine de cette pratique paradoxale qu'est l'aïkido, et incidemment dégonfler quelques baudruches qui, ici ou là, flottent dans les dojos (que l'on se rassure, nous ne donnerons pas de noms, les intéresséset leurs entourages se reconnaîtront d'eux-mêmes).

Que soit ici remercié – et la lecture des ses publications conseillées – Stanley Pranin dont les recherches historiques ont apporté une contribution irremplaçable à l'établissement de la « véritable histoire » de l'aïkido.

Nos lecteurs décèleront sans doute une petite dose d'amertume dans ces propos. Celle-ci provient d'une poussée de bile provoquée par la lecture d'un livre, intelligent, bien intentionné et fort intéressant par ailleurs – livre dont nous rendrons compte prochainement – dont le titre-programme ne manque pas d'ambition, puisqu'il s'agit de rien moins que de « Comprendre l'Aïkido »*. Certes les auteurs ne sont pas toujours responsables des titres de leurs livres, les gnomes du marketing y ayant leur mot à dire, et peu d'éditeurs résisteraient à la tentation d'un titre accrocheur. Mais tout de même…

L'auteur se réfère abondamment à Gilles Deleuze, à Michel Serres, à Boris Cyrulnik, cite Platon, Hegel, Nietzsche et Lacan, mais, et l'auteur de ces lignes ne demande qu'à être corrigé s'il s'est montré lecteur inattentif, ne semble pas avoir pris en compte ce qu'a apporté l'enseignement de maîtres (ou d'experts comme certains aiment à dire) aujourd'hui disparus tels que, entre autres, Rinjiro Shirata, Hirokazu Kobayachi, Morihiro Saïto, et au Hombu Dojo même, Sadateru Arikawa, tout récemment décédé, ou Hiroshi Tada. Et parler du développement de l'aïkido en France sans mentionner même le nom de Me Tamura, voilà qui est un peu fort de café !

En fait cet ouvrage illustre un des problèmes mêmes qu'il déclare se donner pour but de résoudre : la tribu aïkidoïste est divisée en clans qui s'ignorent. Les anciens méprisent les modernes, les « occidentalisateurs » portent un œil condescendant sur les « nipponolâtres », les légitimistes se détournent des dissidents, les « réalistes » se moquent des « spirituels ». Et ces catégories ne sont pas mutuellement exclusives : il y a des traditionalistes dissidents et des modernistes spirituels, tout comme des légitimistes occidentaux et des réalistes qui regrettent de ne pouvoir aller au travail en hakama. Mais chaque clan et sous-clan vit sa pratique très confortablement sans se risquer à être contaminé par les autres. Quand, comme cela se fait à l'initiative de listes de discussion en ligne, des pratiquants des écoles les plus diverses se retrouvent pour travailler ensemble sans esprit de compétition, il devient évident que de l'entrecroisement et du choc des différences naît un niveau de pratique plus élevé.

Pour terminer sur une note moins ronchonne : saluons la réalisation d'un rêve. La construction du dojo consacré à la mémoire de Mochizuki Hirokazu, après celle du Shumeikan où enseigne Me Tamura, témoigne de la vitalité et de la générosité de pratiquants qui préfèrent servir leur art plutôt que de s'en servir.

La rédaction d'Aïkidojournal

* Olivier Gaurin, Comprendre l'Aïkido, Budo Editions. ISBN 2-84617-018-5.

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