Horst Schwickerath

La sortie en DVD du Dernier Samouraï, remet à l’ordre du jour l’idéologie du « bushido » qui infecte encore le milieu des arts martiaux en général, et, quoique dans une moindre mesure, celui de l’aïkido en particulier. Le film de Ed Zwick nous raconte l’histoire d’un officier américain (Tom Cruise) engagé par les partisans de la modernisation du Japon pour entraîner l’armée impériale et qui finit par mener une suicidaire charge de cavalerie contre celle-ci. Une des raisons que nous avons de nous intéresser à ce film, c’est qu’il est une version Hollywoodienne de la « révolte des samouraïs » de Satsuma, et qu’une part de la réputation de Takeda Sokaku, fondateur du Daïto Ryu et maître de Ueshiba Morihei, tient à sa participation à cette tentative désespérée de restauration féodale. Bien avant la sorite du film Takeda était d’ailleurs souvent appelé « le dernier samouraï ».

Le film lui-même n’est rien d’autre qu’un « remake » de « Danse avec les loups », au point que dans les milieux du cinéma il a été surnommé « Danse avec les samouraïs ». Même situation de départ : un officier nordiste traumatisé par la guerre civile (lieutenant John Dunmar/Kevin Costner dans un cas, capitaine Nathan Algren/Tom Cruise dans l’autre) passe dans le camp des « sauvages » (respectivement le village sioux et le village « samouraï »), découvre la culture, l’authenticité, la profondeur, la simplicité, la pureté, etc. des autochtones et s’assimile à eux au point de rompre complètement avec ses origines et de prendre les armes contre la « civilisation occidentale ».

Nous sommes donc vers le milieu des années 1870, et dès que le capitaine Algren débarque à Yokohama les anachronisme et les falsifications historiques commencent à pleuvoir. Le plus gros étant que l’Américain n’aurait jamais dû se trouver là, étant donné que l’armée impériale japonaise fut d’abord formé sur le modèle français et entraînée par des officiers français, puis adopta le modèle allemand après que les Prussiens eurent démontré sur le terrain la supériorité de leur infanterie. Nous voyons ensuite des fantassins japonais découvrant avec stupeur le maniement d’armes à feu, par ailleurs obsolète (les fusils utilisés semblent être des Springfield à chargement par la bouche. En fait l’infanterie japonaise disposait de fusils Snider à chargement par la culasse) alors que les Portugais avaient introduits celles-ci plus de trois cents ans plus tôt. Kagemusha, admirable film de Akira Kurosawa dont l’action se situe dans les années 1570, décrit le massacre, par l’infanterie armée de mousquets de Tokugawa Ieyasu, des armées de Takeda Shingen (après la mort de ce dernier des suites d’une blessure par balle en 1573).

Le chef rebelle, Katsumoto (joué par Ken Watanabe, excellent acteur), qui refuse la modernisation du Japon sous la houlette occidentale est censé représenter toutes les vertus du guerrier japonais. Son personnage est inspirés de Saigo Takamori, le chef de la révolte de Satsuma (1877). Rejetant tout écart par rapport au « code d’honneur des samouraïs », il refuse de combattre avec d’autres armes que le sabre, la lance et l’arc. En réalité l’équipement (fusils, artillerie) des forces de Saigo Takamori n’était pas tellement moins modernes que celui du gouvernement (fusils Enfield, une soixantaine de pièces d’artillerie). Nous laissons le soin au lecteur de découvrir les nombreux autres anachronismes du film.

Certes Hollywood n’est pas tenu aux mêmes critères de rigueur scientifique qu’un historien universitaire, mais sous le couvert de divertissement on nous sert là une décoction bien vénéneuse. Le message transmis, vieille scie réactionnaire, est que la société féodale était l’âge d’or, que l’harmonie sociale régnait dans un monde bucolique organisé selon un ordre naturel, le tout sous l’autorité quasi paternelle de seigneurs vertueux et sages. Et que le progrès scientifique et technique, représenté dans le film par un affreux capitaliste adipeux à souhait (Omura, très bien joué par le cinéaste Masato Harada. Ironie : le modèle de Omura, Okubo Tsushimichi, était tout comme Takamori originaire de Satsuma) est source de décadence morale, déchéance spirituelle et dégénérescence sociale.

Bien sûr tout cela n’est que balivernes et billevesées, mais pour que le discours du film fonctionne il fallait que les samouraïs soient de bons et nobles sauvages, vivant entre rizières et cerisiers en fleurs dans une communauté égalitaire (dans le village samouraï il n’y a pas de grande différence entre guerriers et paysans) croisement entre le village d’Asterix et le camp sioux du film de Kostner. Les samouraïs ne sont plus une caste parasitaire d’exécutants des hautes et des basse œuvres des grands seigneurs japonais mais une tribu préoccupé d’excellence martiale, de raffinement esthétique et d’élévation spirituelle.

La réalité est bien différente.

Tout d’abord qu’il soit clair que l’immense majorité de la caste des samouraïs a participé, par conviction ou opportunisme, à la mise en place de l’État-nation japonais moderne. C’est eux qui ont formé les cadres administratifs, économiques, policiers et militaires de cet État. Si l’on considère que les samouraïs constituaient environ 5 % de la population totale qui était d’environ 40 millions vers la fin du 19e siècle, on constate que seule petite minorité se rebella (l’armée de Satsuma n’avait pas beaucoup plus de 10000 hommes). Donc l’opposition des samouraïs en tant que caste au nouveau régime est un mythe.

Tout aussi mythique est l’ensemble des vertus guerrières que l’on prête à cette caste. Depuis l’instauration de la dictature des Tokugawa, la société japonaise avait été pétrifiée par décret et les anciens guerriers n’étaient plus que les administrateurs, policiers, collecteurs d’impôts, bourreaux et autres bureaucrates du système. Les deux sabres qui les distinguaient étaient pour la plupart d’entre eux plus encombrants qu’utiles et ils auraient été bien embarrassés de s’en servir. Le décret Meiji interdisant le port du sabre en public a dû être reçu avec soulagement par 95% des samouraïs.

La construction du mythe samouraï/bushido est tout à fait comparable avec celle de la légende de la chevalerie européenne. Tout comme en Europe elle se fit en deux temps. En Europe on assiste à ces tentatives de « ressusciter la chevalerie » une première fois au XVIe siècle, en réaction aux valeurs de la Renaissance. Que l’on pense seulement à François 1er et au chevalier Bayard, et à la critique dévastatrice de cette tendance par Cervantès. On assiste à un second renouveau de la pseudo chevalerie avec les romantiques (Walter Scott) et les post-romantiques (cf. les opéras de Wagner : Lohengrin, Tannhäuser et Parsifal) en réaction au triomphe de la bourgeoisie et de la société industrielle moderne. Au Japon on voit paraître, au XVIIIe siècle, des ouvrages dont le plus connu est le Hagakure, qui font mine de dire la norme et de codifier le comportement du samouraï, mais qui, de fait, ne font que se lamenter sur la décadence des valeurs et des vertus guerrières. Déjà à cette époque le marchand d’Osaka prenait le pas sur le samouraï de province (ou même d’Edo).

La deuxième étape de la construction de cette idéologie a lieu tout au long des ères Meiji, Taisho et début de Showa (jusqu’en 1945). À quel point il s’agissait de tirer de l’oubli une tradition et une idéologie moribonde est démontré par le fait qu’en 1900, l’auteur du livre de référence « Bushido, l’âme du Japon », Nitobe Izano était persuadé qu’il était l’inventeur du terme. Il faut noter que le livre de Nitobe Izano, écrit en anglais, était destiné à un public occidental, le sujet n’intéressant que peu de monde au Japon même. C’est à la même époque que Jigoro Kano tentait d’intégrer au Kodokan les écoles de combat traditionnelles qu’il avait contribué à déconsidérer, pour essayer de sauvegarder ce qui pouvait l’être.

Le « bushido » comme idéologie se développa naturellement dans les milieux militaires. De marotte caressée par quelques nostalgiques, le mythe devint credo officiel dans les années trente et c’est très sincèrement que les militaires japonais qui passaient les enfants chinois au fil de la baïonnette à Nankin en 1937, ou qui décapitaient les prisonniers de guerre dans les années 40, se sentaient les descendants des bushi du Moyen-Âge.

Le monde de l’aïkido est de plus en plus conscient qu’il est vital pour lui de se dégager des restes d’attachement à cette tradition qui peuvent encore subsister en son sein. On rencontre de moins en moins de « petits samouraïs » sur le tatami. Un nombre croissant de pratiquant prend le message de paix de l’aïkido au sérieux. Et comme les fêtes de fin d’années sont à nos portes, souhaitons donc « Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté ! »

Post Scriptum

Nous avons reçu de nombreux messages, électroniques et téléphoniques à la suite e la publication de l’entrevue avec Hitohiro Senseï. Rappelons encore une fois que nous sommes témoins, et non juge ou partie. Notre but est d’offrir aux pratiquants, à tous les pratiquants, un lieu où ils puissent s’exprimer librement.

Souvenons nous de la vieille anecdote bouddhiste des 3 aveugles et de l’éléphant : ayant chacun saisi une autre partie du pachyderme, l’un dit que l’animal était comme un serpent, le second qu’il ressemblait plutôt à un tronc d’arbre et le troisième qu’il avait tout d’une muraille. Ayant fait l’expérience de la partie, ils portaient jugement sur le tout.

Il semble en aller de même avec l’aïkido : on se hâte souvent un peu trop à tirer des conclusions globales en se basant sur ce que l’on perçoit dans son environnement immédiat.

Sur ce, encore une fois, Bonnes Fêtes à tous !

La rédaction

© Copyright 1995-2024, Association Aïkido Journal Aïki-Dojo, Association loi 1901