Nous avons déjà plusieurs fois évoqué ici la question que se posent légitimement nombre de pratiquants : celle de la nature même de leur art (et le terme même n'est pas innocent : la grimace dont se pare le visage de la plupart d'entre nous au seul son du mot « sport » en dit plus que de longues phrases).

    Cette préoccupation est aussi celle de notre confrère et homonyme, le magazine en ligne « Aikido Journal » (www.aikidojournal.com) de Stanley Pranin. Dans un récent article intitulé « Réaliser le potentiel de l'aïkido », celui-ci se livre à un constat peu indulgent de la situation actuelle et propose un certain nombre de remèdes.

    Après avoir brièvement décrit le développement international de l'aïkido après la guerre, il note : « Au niveau physique, l'aïkido a beaucoup à offrir aux personnes soucieuses de leur santé. Les effets bénéfiques accumulés produits par les exercices d'échauffement, d'assouplissement, de projection et de chute  sont considérables. De nombreux pratiquants ont connu une transformation physique spectaculaire grâce à la pratique de l'aïkido (…) Le milieu social qui se développe dans les dojos d'aïkido joue aussi un rôle important dans la manière dont de nombreux pratiquants vivent la pratique. (…) Pour de nombreux aïkidokas, le dojo est une extension ou même un substitut de leur famille. »

    Si l'aïkido est bon pour la santé et qu'il permet de rencontrer des gens sympas, de se créer un milieu dans lequel on se sent bien, s'il constitue pour certains un ersatz de famille et même une société parallèle avec ses règles, ses hiérarchies et ses clans, alors de quoi se plaint-on ?

    C'est oublier que le but que le fondateur avait donné à son art était bien plus ambitieux. À un premier  niveau, dirons-nous terrestre, il s'agissait de « réunir tous les êtres humains en une seule famille ». Et c'est bien le message que l'on entend répéter par la plupart des Shihans (les messages de nouvel an de Me Tamura  en sont un des nombreux exemples). Plus profondément, comme le montre très bien Ellis Amdur dans ses récents « blogs »,  pour O Senseï « l'aïkido était une espèce de koto­dama physique donnant à l'homme le pouvoir d'assumer son rôle primordial, qui est d'unifier le ciel et la terre. L'aïkido, pour Ueshiba,  était misogi, un rituel de purification. »

    Pour Stanley Pranin, si l'aïkido n'a pas encore réalisé son « énorme potentiel comme force sociale pour promouvoir l'harmonie entre les peuples » c'est « dû en grande partie au fait que l'art s'est éloigné de ses racines martiales. » Cet éloignement, S. Pranin l'explique par le climat idéologique pacifiste du Japon d'après-guerre. Le résultat, c'est que : « Les techniques d'aïkido n'ont conservé que la forme extérieure d'un art martial et tendaient à être pratiquées dans un cadre dépourvu d'intensité martiale.» Parmi les symptômes de cet état de fait, S. Pranin compte : des attaques faibles et sans conviction ;  le manque d'attention donnée aux atemis et au kiaï ; l'absence de mise en déséquilibre d'uke avant la technique proprement dite ; l'utilisation de la force et les chutes « chi­quées». Parmi les remèdes proposés, un travail spécifique sur les attaques; la réintroduction des atemis et du kiaï ; un travail sur le kusushi (déséquilibre) ; un travail sur la posture et la respiration et, last but not least, d'aller voir ailleurs ce qu'il y a à (ap)prendre, ce que l'on appelle en anglais cross-training.

    Dans un des « blogs » que nous avons cités plus haut, E. Amdur va plus loin dans l'analyse. Il n'est pas question ici de résumer ces textes d'une très grande richesse et que nous conseillons à tous nos lecteurs (ils se trouvent dans la section « Aiki Blog » du site de l' « autre » Aikido Journal). Disons seulement que l'auteur note le paradoxe suivant : d'une part, il est indéniable que dans son élaboration de l'aïkido, O Senseï a retranché une bonne partie du répertoire technique qui fait la richesse et l'efficacité du Daïto-ryu. D'autre part, il était reconnu comme un artiste martial supérieurement efficace et capable de prouesses à la limite de l'imaginable par des gens qui étaient fort loin d'être des néophytes naïfs et facilement impressionnables. Ces capacités, qui faisaient de l'aïkido l'art martial ultime, il ne les a pas transmises à ses élèves. E. Amdur conclut en disant: « L'aïkido est vraiment quelque chose d'autre [que le Daïto-ryu] – et l'influence de l'Omotokyo n'était pas que de la pâte d'amandes spirituelle– c'était l'entraînement yin/interne qui a complété ce que Ueshiba a pris du Daïto-ryu. Si j'ai raison, l'aïkido a toujours le potentiel d'être un sujet d'étude complet et merveilleux. Mais sans l'entraînement dont Ueshiba lui-même disait qu'il était le secret de sa puissance, tout ce que nous avons c'est l'équivalent de la silhouette tracée sur le sol sur le lieu d'un crime: la position est juste, les membres sont bien placés. Il ne manque que le corps.»
    Pour redonner à l'aïkido sa martialité (si tant est besoin de ce faire, mais c'est un autre débat), il y aurait donc deux voies possibles : renforcer et compléter techniquement l'enseignement, ou retrouver par soi-même la source de l'énergie qui permettait à un vieil Ueshiba de déraciner sans effort apparent des arbres que plusieurs jeunes costauds n'arrivaient pas à bouger.

    Parmi les élèves directs du fondateur qui se sont engagés dans cette recherche on peut certainement compter Me Tada, dont nous publions un texte dans ce numéro d'AïkidoJournal. Mais il ne néglige pas, loin de là, l'aspect purement physique du travail. Dans un entretien il disait : « L'entraînement personnel est important quel que soit l'art que vous pratiquez. Vous devriez élaborer votre propre programme de travail, à commencer par courir. Quand j'avais une vingtaine d'années, et jusqu'à dans ma trentaine, je me levais à 5 heures et demi tous les matins et courais environ 15 kilomètres. Ensuite je rentrais à la maison et je frappais un fagot de branchages avec un bokken. »

    Et il ajoute plus loin : « Je pense que si vous voulez devenir un expert dans ce que vous faites – que ce soit un art martial, un sport, quelque chose d'artistique, ou autre chose – vous devez pratiquer au moins deux mille heures par an quand vous avez entre vingt et qua­rante ans. Cela fait 5 à 6 heures par jour. Cela dépend probablement de la personne, mais la plus grande partie de ce temps sera consacré à l'entraînement individuel. Après vous être entraîné tout seul, vous pouvez venir au dojo pour confirmer, essayer et élaborer ce que vous avez acquis. »

    Voilà le programme que nous proposons à nos lecteurs pratiquants, à qui nous souhaitons une bonne rentrée sur le tatami.


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