Horst Schwickerath

« L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête. » Cette phrase a un sens profond, celui que lui donnait Blaise Pascal dans ses « Pensées », mais que l'on nous autorise à l'appliquer de manière plus superficielle à notre sujet de prédilection : l'aïkido.

Nombre de pratiquants s'indignent dès que quelque malappris ose utiliser le mot « sport » pour qualifier ce qu'eux nomment « art », martial ou non. Leur quête est spirituelle, et ce corps qu'ils amènent sur le tatami est l'obstacle majeur à la réalisation des techniques : sans lui, ils auraient la fluidité de l'eau, le souffle du vent et la puissance de la flamme.

Symétriquement (parfois simultanément), et nombre d'enseignants le leur assènent à longueur de cours, il y en a qui sont convaincus que c'est dans la tête que les blocages trouvent leurs sources, et donc que le travail à effectuer est avant tout mental : il suffit de découvrir comment désembrayer le cerveau et laisser le corps trouver tout seul le chemin du « mouvement naturel ». Pas de cervelle, pas de technique, et le tour est joué. Les méchants diront que certains pratiquants et enseignants ne devraient pas avoir trop de problèmes de ce côté-là. Mais ce sont des méchants.

Où voulons-nous en venir ? Au fait que sans un travail rigoureux sur le corps, et par rigueur nous n'entendons ni rigueur théorique, ni rigor mortis, tous les discours sur l'aïkido comme « zen en mouvement », « voie du guerrier », « recherche de soi » ne valent pas leur pesant d'air chaud.

Dans un texte que nous publions ici (et dont nous recommandons chaudement la lecture), Stéphane Benedetti parle de « La forteresse [qui] correspond à une période de construction physique. Il faut construire le corps au moyen d'un entraînement rigoureux, accumuler les techniques. Fondations profondes, murs épais et solides, rien n'est laissé au hasard, chaque détail est élaboré en fonction de son intérêt défensif et de sa valeur stratégique. Gare aux châteaux de cartes ou de sable ! C'est, je crois, le sens de l'enseignement de Saito senseï: construire sur des bases stables, saines et fortes. »

Il ajoute : Il est évident que cette étape de fortification n'est pas et ne peut pas être une étape de libération, qu'elle se construit contre le monde par prise de conscience de la dualité « moi/monde ».

Ce qui est éludé, mais ce n'est pas le propos de Stéphane Benedetti qui se situe ici à un autre niveau, c'est que cette étape, avec toutes ses limites, n'en est pas moins absolument nécessaire. Sinon il suffirait d'emblée, comme nous y invite l'auteur, d'aller « profiter du soleil (…) un verre de vin à la main et le cul dans l'herbe tendre… », sans avoir à se soucier de posture correcte, de placement et déplacement, sans avoir à se prendre les pieds dans un vêtement exotique et subir tous les autres embarras liés à la pratique.

Il y a deux aspects à cette « construction de la forteresse ».

Le premier est celui que résume le mieux la métaphore des fondations: avant de pouvoir élever un édifice aussi beau soit-il, il faut d'abord creuser, murer, couler du béton. Ce n'est pas un travail glorieux, il n'est pas visible, il est fastidieux, mais sans lui il n'est pas question de construire ni palais ni temples, et a fortiori des forteresses. Et si l'on peut encore admirer l'œuvre des bâtisseurs de cathédrales près d'un millénaire après leur geste, c'est qu'ils creusaient profond. « Si l'on se retrouve un jour le cul dans l'herbe tendre, cela ne peut résulter que de l'expérience et non du discours», nous prévient d'ailleurs Stéphane Benedetti.

Si ceci est valable pour toute pratique d'art (artistique ou artisanale), l'autre aspect appartient à la nature même de l'aïkido, du moins tel que le fondateur le concevait – du moins tel qu'on peut penser qu'il le concevait.

O Senseï a dit et répété que l'aïkido était misogi, une forme de purification, de purgation – et c'est pour cela que l'on exécute «tori fune » avant le cours – nous reviendrons sur ce sujet dans notre prochain numéro. Ce «décrassage» n'était pas celui obtenu par une douche glacée prise sous quelque cascade, mais par le shugyo. O Senseï, dans l'introduction à ses doka (les «poèmes de la voie») écrivait : «…nous devons effectuer shugyo avec nos corps, et notre kokoro (cœur/esprit) doit être celui d'un shugyosha ».

Qu'est-ce donc ce shugyo et que sont ces shugyosha ?

On traduit souvent shugyo par « entraînement rigoureux ». Mais c'est aussi l'idée de discipline ascétique et les moines se livrant à l'ascèse dans les montagnes sont des shugyosha. Shugyo c'est aussi la quête, l'épreuve que l'on fait subir à soi-même, visant à dépasser ce que l'on perçoit comme ses limites à un moment donné.

Dans son livre « L'Esprit du judo », que nous avons déjà eu l'occasion de citer en ce lieu, Jean-Lucien Jazarin fait le récit d'un sochu-geiko (stage – intensif – d'été) chez son maître. Un mois d'exercice rigoureux, plusieurs heures par jour au plus chaud de l'été. Jazarin raconte ses affrontements au sol avec un expert japonais spécialiste du ne-waza. « Une fois, après une très longue compétition avec lui, dans laquelle il me laissait déployer au maximum mes possibilités, j'étais si fatigué que je n'aurais pas pu soulever un crayon, je tapai mollement en signe d'abandon. Il s'arrêta, se mit à genoux devant moi, me laissa un instant récupérer mon souffle et rassembler mes forces, et me dit (…) : « Vous très fatigué, moi aussi très fatigué, mais moi encore continué dix secondes et gagné ! »

La différence en aïkido c'est que ces deux combattants habitent le même corps…

 

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