La tradition japonaise, c’est donc ce qui se fait en général au Japon sans apparaître officiellement dans les programmes des écoles japonaises. Un exemple tout bête : lorsque vous prenez un escalator (escalier mécanique) à Tokyo (et à part les touristes évidemment), chacun tient son rang: toutes les personnes qui se laissent monter sans gravir les marches se rangent à gauche, et ceux qui, en plus, montent les marches mobiles le gravissent à droite. Mais lorsque vous prenez un escalier mécanique à Osaka, c’est l’inverse : toutes les personnes qui se laissent monter sans le gravir se rangent à droite, et ceux qui le gravissent le gravissent à gauche. Gauche-droite à Tokyo, droite-gauche à Osaka ! C’est la tradition, une tradition, une tradition japonaise. Et vous pouvez chercher, demander, vous ne verrez inscrit cela nulle part, et d’ailleurs personne n’est capable de répondre à votre interrogation : « Pourquoi ? ».
La tradition japonaise pourtant, comme toute tradition, ne vient pas de nulle part, ni ne sort d’un chapeau magique quelconque, même si elle n’est écrite nulle part. Elle est intimement liée, comme partout ailleurs, à l’Histoire intime d’un lieu, et des gens de ce lieu. Il s’agit d’ailleurs d’une sorte d’apprentissage par l’exemple et la parole, de transmission orale, sans preuves authentiques ou écrites de leurs raisons ou origines. En apparence d’ailleurs les traditions n’ont pas de raisons justifiables. En Aïkido, il est assez amusant de constater que la tradition japonaise sert de trame de fond à tout ce qui est entrepris. Cette tradition devient même un signe d’appartenance au groupe « Aïkidokas», son dénominateur commun et son lieu commun. La tradition japonaise pour l’Aïkido, c’est donc son décorum et sa justification de forme. C’est un peu comme si on disait au théâtre ou à l’opéra que le décor justifie la pièce qui va être jouée. Le rideau se lève et les spectateurs font un : « Ahhh ! » admiratif, car ils reconnaissent de suite la pièce qui va suivre, en découvrant… le décor, nu certes, mais déjà « atmosphérique ».
Et ce décor des traditions japonaises, c’est quoi en Aïkido ? C’est : « tatami-dojo », « portrait-bois-droiture », « disciples alignés-ordre-silence », «keikogi-hakama », « labeur-travail-efforts», « sueur-courtoisie », « bruit-acrobaties-chutes », etc. Chacun de ces mots renvoie ici dans le désordre à des savoirs et un affectif qui trahissent en effet « une certaine japonité ». Puis vient « l’Acteur », le « ténor » qui soudain sort littéralement du décor, s’en détache et commence à jouer son rôle, son texte, sa mise en scène, sur cette scène d’ailleurs assez incongrue car an-historique, anachronique, atypique, « japonique », dirais-je en riant un peu (parfois pas du tout) : car voici le Senseï, l’enseignant, celui qu’on dit, que ses groupies disent à demi-mots: « le formidable », « l’extraordinaire » !
Et là encore il s’agit de tradition japonaise : car il tient, celui-là, l’enseignant d’Aïkido, le rôle ancien du « Tonno-Sama » C’était le rôle du seigneur, du bélier de tête, cet être charismatique et dominant qui mènera le troupeau. Ses mots, ses mimiques, son allure de chef, sa fausse modestie, ses référents, ses rires, sa sévérité, son assurance, sa cour, son entrain : tout transpire la tradition féodale japonaise ancienne du pouvoir. C’est-à-dire qu’il met en place par sa présence, tout « ce qui doit se dire » et tout « ce qu’on va devoir faire», et cela est très rarement à remettre en question, et par personne (mieux vaut donc de ne pas se tromper de professeur en Aïkido, surtout au début). Même les Senseï, les enseignants qui voudraient échapper à ce Japon archaïque, ou bien taire toutes ces «japonaiseries », n’y échappent pas. Ne serait-ce que parce que les noms des mouvements et les mots de l’art restent ancrés profondément au sein du limon de la culture incroyablement « collante » du Japon. Parce qu’aussi il y faut de la reconnaissance pour enseigner, pour vouloir enseigner (officielle, technique, affective, promotionnelle, etc.), et donc il faut une assise, à ce titre d’enseignant. Les « Reconnaissance » et « Assise » se réfèrent elles-mêmes à la plus pure tradition japonaise possible : par exemple ce fameux et merveilleux et trompeur et sournois « Xe Dan de l’Aïkikaï de Tokyo », comme la plupart de tous les titres associés venant du Japon, qu’on annonce à grand renfort de propagande sur les affiches de clubs, dans les magazines, ou au micro, juste avant les « Démonstrations » (Faut bien en vivre un peu, beaucoup, passionnément … mon bon Monsieur).
La tradition japonaise, c’est donc une réponse de l’acte Aïkido et pour l’Aïkido à cette question : « D’où ça vient?». On le voit dans les formules de politesses échangées sur le tapis, les courbettes, les fac-similés d’armes en bois, et jusqu’aux racines techniques des mouvements ou des gestes, qui se veulent radicalement japonaises même si finalement on a un peu tout mélangé de tout ce fatras pour en tirer quelque chose qui lui ressemble (« du moment que c’est de là-bas, ou que ça le parait, vous savez, on ne va pas faire les difficiles … »).
En fait et donc, la tradition japonaise, ça veut dire beaucoup, et puis ça peut vouloir dire n’importe quoi. Puisque soit il n’y a pas de référents autres que l’habitude qui s’est installée ici ou là, ciblée par endroits – et alors tout est possible du moment qu’on l’admet comme tradition (la tradition de l’endroit devient l’autoréférence à la tradition elle-même) –, soit ces référents ont été perdus et alors il faut bien en inventer d’autres. Mais personnellement je pense que l’étude et la recherche de ces référents originels, directs (ou le plus souvent indirects d’ailleurs), permettent de recentrer la pratique sur notre propos lui aussi, le rendant ainsi originel. Il faut donc parfois sortir de la tradition pour pouvoir échapper à son emprise et surtout la décortiquer de l’extérieur (un peu comme une noix), pour la remonter ensuite de façon plus authentiquement raisonnable ou pertinente, « mangeable » (trouver et extraire les cerneaux …).
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