Le pourquoi est supérieur au comment


Léo Tamaki pendant notre entrevue …

La pratique des traditions martiales n’est généralement plus aujourd’hui une question de vie ou de mort. Devenus une activité de loisirs, les arts martiaux traditionnels se résument souvent à présent à la répétition de chorégraphies vaguement combatives. À dire vrai, il est souvent difficile d’y voir autre chose qu’une tentative un peu déprimante de préserver un folklore. Et ce que l’énergie investie dans une telle activité peut apporter au pratiquant est dérisoire…


Le kata
Les arts martiaux japonais, comme la majorité des traditions martiales, s’appuient sur un ensemble de formes codifiées, les katas. Mais s’ils renferment l’essence de l’art, pour le trouver il faut être capable de voir au-delà de leur forme.
L’un de mes maîtres se mit un jour en colère en disant que les pratiquants venaient au dojo comme s’ils allaient à l’église, et répétaient les formes comme s’ils récitaient leurs prières. Et il est vrai que si cela suffisait, la terre compterait bien plus de gens ayant touché au divin.

Oui l’apprentissage passe par l’imitation. C’est l’étape shu, celle de la copie. Mais ce passage doit être fait intelligemment, et il faut voir… au-delà de la forme. Que nous enseigne une technique ? Un principe. Et ce principe se traduit par un effet concret sur aïte. Mais l’imitation servile ne garantit en rien que l’on utilise le principe, et encore moins que l’on obtienne un effet similaire. Il y a bien sûr la question de l’utilisation du corps, qui est au-delà de la forme. Mais il y a avant ce stade la question de l’application relative du mouvement.


Pour les petits et les grands
Le maître d’Aïkido qui m’a le plus influencé et qui m’inspire encore est Tamura Nobuyoshi. De taille modeste, Tamura senseï était pourtant un budoka à l’efficacité martiale redoutable. Son enseignement était suivi par des dizaines de milliers de pratiquants à travers le monde, qui s’évertuaient à le copier dans les moindres détails. Parfois jusqu’à la caricature… Mais s’il était compréhensible que son Aïkido donne naissance à un tel enthousiasme, le souci d’imitation révélait surtout souvent une compréhension très superficielle.

Maître Tamura n’atteignait pas le mètre soixante-dix. Vivant en France, il pratiquait essentiellement avec des personnes plus grandes que lui. De cette situation il avait développé un Aïkido qui reposait souvent sur la création du vide. Et je me souviens clairement de nombreux mouvements, notamment d’une forme de shiho nage, de kokyu nages, où l’on avait l’impression de tomber vers l’avant. Comme la majorité, j’ai longtemps essayé d’obtenir le même effet en reproduisant sa posture, son déplacement, etc. Tout concentré que j’étais sur moi, je finissais par faire abstraction d’aïte et du rapport qui existait entre moi et aïte. Un rapport de taille presque toujours très différent de celui qui existait entre Tamura senseï et ses partenaires. Pour que ma technique ait u une chance de créer le même effet, il aurait fallu déjà que notre rapport de taille soit le même ! Sans quoi avec quelqu’un de ma taille ou plus petit, il fallait que je me baisse nettement. Mais pendant longtemps je n’envisageais évidemment pas cette solution qui, de l’extérieur, aurait donné une impression notablement différente de ce que faisait mon maître.
Au final j’ai fini par comprendre cela, mais il semble évident que ce n’est malheureusement pas encore le cas de tout le monde. Et des années après sa mort on trouve encore sur les tatamis des « experts » d’1m80 et plus, qui imitent ses gestes et sont obligés de forcer pour obtenir un effet vaguement similaire.



Regarder uke (aussi)
Que le pratiquant s’attache à répéter des formes figées, sans comprendre ce qui est contextuel comme le simple rapport de taille, et le principe ne sera jamais compris, atteint, intégré. Si la codification est nécessaire pour la transmission, la pratique doit comprendre la contextualisation. Il faut pour cela regarder aussi uke, le rapport qui existe entre lui et tori. Il faut étudier l’effet que tori a créé chez lui. En comprendre les ressorts les plus fins. En fonction du uke qui nous fera place, nous pourrons avoir à reproduire le même geste au millimètre près, mais nous aurons surtout souvent à adapter ce qui nous a été enseigné à la situation dans laquelle nous pratiquons. Il nous faudra vivre le moment dans ce qu’il a d’unique.

Si les pratiquants ne réalisent pas que le pourquoi (l’effet recherché) est supérieur au comment (la forme extérieure), ils seront condamnés à répéter des gestes vides de sens. La forme est un outil. Seul ce qu’elle transmet est essentiel.

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