Enseigner vraiment, pour se laisser enseigner

Aikidojournal Interview

Les pratiques martiales sont auréolées du mythe du maître, à la fois guerrier et sage. Ueshiba Morihei semblait en être l’incarnation même et l’on peut supposer qu’une partie du succès de sa discipline est lié à cela. Par voie de conséquence, une partie des pratiquants est à la recherche d’un professeur incarnant des qualités de maîtrise, de sagesse, voire d’omniscience ou d’omnipotence. La demande étant là, l’offre s’est déclinée et une partie des enseignants joue ce petit jeu et certains se font maîtres.

Il est évident qu’une partie des maîtres  actuels, en France ou à l’étranger, ont suffisamment investi la discipline, ont suffisamment travaillé, ont suffisamment sué, pleuré ou saigné, pour enseigner avec profondeur et sincérité. Ceux-là sont de véritables guides et sont souvent les plus humbles.

Il est également évident qu’une autre partie des enseignants joue à se faire passer pour des maîtres. Ceux-là ont certainement beaucoup travaillé aussi, mais n’ayant peut-être pas couvert le sujet exhaustivement, ou ayant abandonné l’idée de toute mise à jour, ils comblent leurs manques artificiellement. Cela peut s’exprimer par un discours très assertif ou par un maquillage verbal de la réalité.
On peut bien sûr apprendre de tels professeurs. Toutefois, nos progrès seront toujours limités, pour la simple raison qu’ils brouillent notre rapport au réel afin de donner l’illusion de la maîtrise.
Cela peut s’exprimer par l’emploi de mots ne correspondant pas à la réalité de la situation. Par exemple en parlant de relâchement alors qu’il n’y a que contraction musculaire. Ou bien en altérant notre capacité de jugement, par exemple en donnant l’impression qu’un mouvement a été réussi alors que celui-ci est raté.
Le contact avec la réalité est un feed-back indispensable pour progresser. Ainsi, de tels professeurs limitent notre champ des possibles en modifiant notre capacité à juger du réel. Ils manquent de sincérité, ou de clairvoyance à leur égard, et ainsi nous font manquer de clairvoyance à notre égard. Ne nous méprenons pas, je ne jette la pierre à personne : la tâche est ardue. Mais l’enjeu est de taille ! Si de futurs adeptes viennent en confiance s’investir dans une discipline afin de changer quelque chose dans leur vie, il est intolérable de leur mentir et de leur faire perdre leur précieux temps.

Cela m’amène donc à la troisième et dernière catégorie d’enseignants. Il s’agit de ceux qui ne sont pas maîtres au sens de maîtrise, mais maîtres au sens de senseï : ils étaient juste là avant. Ils ne sont arrivé nulle part, ils continuent à avancer et à chercher. Ils peuvent juste donner des conseils sur ce qu’ils pensent qu’il faut faire. Ils ne peuvent pas dire ce qu’il faut faire, car ils n’en sont pas certains.
Être à leur contact est bien moins émerveillant qu’être au contact de vrais maîtres impressionnants ou de petits maîtres galvanisants, mais c’est aussi plus stimulant. Leur quête de réponses vraies peut raisonner avec notre quête et nous aider à mieux entrer en relation avec le réel. Ils expérimentent, ils cherchent, testent et parfois font appelle à l’avis de leurs élèves. En cela ils enseignent quelque chose de fondamental : aucun individu n’est au-dessus d’un autre Ils laissent également leurs élèves expérimenter et chercher leurs réponses. En cela ils enseignent autre chose de précieux : chacun est responsable de son chemin.

Étant donné que peu d’individus peuvent investir la pratique de manière à devenir un « grand maître », il serait beau que la majorité des professeurs fasse partie de cette dernière catégorie.
Certes, il n’y a rien à gagner à être ce type d’enseignant : pas de flatterie de la part des élèves, pas de déférence, pas de sentiment de puissance...
En revanche, la multiplicité des types de relations que l’on peut entretenir avec ses élèves est un grand cadeau. Accepter que l’on n’est pas tout le temps le chef permet de recevoir l’enseignement des autres également. Ainsi, certains élèves vont nous stimuler car on perçoit qu’ils progressent vite et qu’il nous faut progresser également pour pouvoir continuer à leur enseigner. D’autres nous émeuvent par leur persévérance, ou leur authenticité. D’autres encore nous agacent par ce que nous prenons pour un manque de respect et ainsi nous font également progresser intérieurement. On devient amis avec certains, on peut en côtoyer d’autres pendant des années sans aucunes affinités, on peut en détester d’autres encore au point de devoir leur demander de partir du dojo... Mais peu importe. Les élèves nous enseignent. Parfois ils nous aident à corriger notre technique, mais bien souvent ils nous aident simplement à devenir de meilleurs êtres humains. Et ça n’a pas de prix. Enseigner vraiment, c’est se laisser enseigner aussi …

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