« Crève donc la bâche de la force obscure ! »

3 ème partie

Olivier au Japon 2015.
Olivier au Japon 2015.

J’ai souvent pensé que des déformations/affaiblissements de l’aïki ancien dans notre modernité découlaient de plusieurs facteurs inhérents aux enseignants ou pratiquants eux-mêmes, à leur personnalité, à leur orgueil (l’ignorance entraînant l’orgueil bien plus souvent que la connaissance qui incite plutôt à la modestie). Mais plus je voyage dans les mondes de ces diffractions « aïkidō-esques » et plus je trouve un lien bien spécifique à l’aïkidō lui-même, générique donc. Il s’agit même d’un nœud conceptuel qui changea tout : celui de la pédagogie de la facilité !

En clair l’aïki ancien commençait son apprentissage (et d’ailleurs ses mouvements), non pas vraiment par la force, sinon pour montrer justement son inanité, mais par « le plus petit » justement et « le plus difficile » pour aller vers « le plus grand » et « le plus facile ». Quand l’aïkidō actuel commence son apprentissage par le plus grand et le plus facile. Ceci est un signe de notre époque très certainement.
Il est un fait que c’est « le plus facile», le visible des choses, qui semble le plus attrayant dans tout apprentissage de nos jours. Tous les cadrans de l’éducation et des formations occidentales montrent cette tendance à la facilité comme signe d’un « bon apprentissage », d’une bonne pédagogie, ou d’un bon enseignant. Or, curieusement, l’apprentissage d’autrefois ou les apprentissages traditionnels montraient une tendance inverse. Parce qu’ils étaient : élitistes (hors les bases communes, les techniques ne sont enseignées qu’à quelques-uns choisis pour leurs capacités à en avoir usage (besoin et nécessité), à les comprendre, à pouvoir les utiliser à bon escient, ensuite à les enseigner à leur tour), personnalisés (tout le monde n’apprend pas aux mêmes degrés de profondeurs les connaissances), et contraignants (point ne compte le temps, point ne comptent les efforts, point ne comptent la peine ni les sacrifices… si ce n’est par les résultats stupéfiants obtenus par celui qui les accepte).

Ainsi l’aïkidō est venu « cueillir » l’aïki ancien en changeant cette donnée de base principalement : celle de la simplification « à la hache » dans l’enseignement. Tout le reste, finalement, en découle : l’aïkidō a choisi d’enseigner d’abord le facile pour ensuite finir, peut-être (car alors plus personne n’en devient vraiment sûr), peut-être finir par le difficile. Ou le plus souvent donc: se cantonner ad vitam aeternam dans ce facile de départ devenu une soi-disant « maîtrise ». Alors que la pratique n’est le plus souvent qu’un succédané habile, parfois artistique (chorégraphie), parfois violent ou « rouleau compresseur » (voir mon article précédent), mais surtout, le plus souvent, récréatif. Pourquoi pas et certes, mais alors : «Pourquoi ne pas enseigner du juste dans le récréatif ? ». C’est une question que je me pose souvent. Réponse : C’est en fait une question de nécessité comme j’en parlais dans le n° 63 : Le juste demande une expérimentation personnelle trop souvent difficile (intellectuellement parlant, physiquement parlant, conceptuellement parlant), et donc un besoin !

Or, qu’est-ce qui était donc si « difficile» dans l’aïkidō d’autrefois (ou encore aujourd’hui dans les écoles réellement traditionnelles) ?

1. Commencer l’apprentissage des mouvements de base à genoux, voilà une chose qui était difficile (居捕, «I-dori » : Terme traditionnel signifiant littéralement : « capturer assis » ; ou, dit autrement : le travail en « suwari-waza» : 座り技) ;

2. Dans l’arborescence pédagogique des fondements de l’aïki ancien et suivant cet exemple de I-dori, cela implique : Apprendre à construire tout mouvement sans pouvoir bouger beaucoup, et avec un attaquant de circonstance (capture) lui également fixe, stable et puissant ;

3. Ce qui implique à son tour toute une cascade de conséquences que les «modernes » n’ont jamais bien perçues je crois. L’une d’entre elles, majeure: Savoir très rapidement induire nos mouvements au sein des corps des deux participants (tori & uke), et à peine cette «capture » ayant lieu (là était d’ailleurs le sens premier du mot « aïki » : un « gel » de l’attaquant dans son attaque même) ;

4. Dès le début de l’apprentissage il s’agit donc de « produire » de l’aïki corporel (et non pas de l’aïki dynamique) = > aïki qui commence TOUJOURS par le plus petit dénominateur commun à l’attaquant, sa faille d’attaque (= ma prime liberté), et donc cette « plus petite partie encore libre de moi ». Ce dont j’ai déjà parlé maintes fois (Cette partie de moi est le vrai « moteur » d’un mouvement Aïki, et non pas les hanches, les pieds, les épaules, les bras, les déplacements, qui ne sont eux que des sortes de pantographes suiveurs/amplificateurs à divers titres de cette plus petite partie-là…).

Dans les apprentissages de l’aïki donc on apprenait « du plus petit (ce qui bouge peu) au sein du plus fort (qui bouge peu lui également) ». Et peu à peu au fil des années on allait sans grand dérangement vers du « plus grand (ce qui bouge davantage) ». Ainsi on passait des techniques fermées à genoux de I-dori (Suwari-Waza), aux techniques très désavantageuses de Hanza-Hantachi (Hanmi-Hantachi), puis à celles debout de Tachi-Aï, pour finir par les techniques arrières en Ushiro-Waza. Les techniques contre plusieurs partenaires (多人数捕 : Taninzū-dori) et les techniques de l’avantage (得物捕り : Emono-dori), elles, n’étaient réservées qu’à un enseignement parcimonieux, et seulement au-delà de l’équivalent d’un très bon 4e Dan d’aïkidō actuel. Venaient plus tard les techniques 奥伝, Okuden (les techniques de fond, ésotériques), et enfin : 秘伝, Hiden (les techniques secrètes).

Mais aujourd’hui on fait le contraire : on apprend et on enseigne « du plus grand sur du plus faible » pour essayer d’aller («Peut-être un jour … », c’est ce qu‘on m’a toujours dit en aïkidō) vers « le plus petit dans le plus fort ». Et c’est pour cela que « ça ne marche pas !», ou du moins le processus marche vraiment infiniment moins bien qu’autrefois (disons et pour rester approximatif : « qu’avant la guerre du Pacifique »).

Ce retournement pédagogique de l’apprentissage et, de fait, de la notion d’aïki par elle-même, aux conséquences incalculables lors de sa mise en place, est la cause de son affolement général. Parce que : puisque ça ne marche plus bien, les enseignants sont obligés de se justifier sans arrêt. Et pour trouver un appui, une caution, ils font appel, directement ou indirectement, aux grands maîtres portés par la postérité. Ou « LE » grand maître, l’incontournable, celui devenu dieu de l’Olympique-aïkidō après Ōsenseï et qui finit par le remplacer, lui et tous ses prédécesseurs.
La fantaisie est certes très sympathique, mais sous ces auspices ils sont obligés aussi « d’inventer »… des solutions techniques qui semblent marcher. Pourtant comme je le disais dans le n° 63 : Ces solutions-là ne marchent bien la plupart du temps que pour soi (c’est ici une illusion d’universalité : défaut 1), et surtout ne marchent que contre plus faible que soi (c’est ici une aberration du jugement en aïki : défaut 2).

Comme le disait André Breton : « La grande faiblesse de la pensée contemporaine me paraît résider dans la surestimation du connu par rapport à ce qui reste à connaître ». Or et pour ce qui concerne ce qui reste à connaître en aïkidō : eh bien, il s’agit des techniques éprouvées du passé, oui, celui d’Ōsenseï ou de ses suivants bien entendu, certes, mais également et surtout le passé millénaire de l’aïki d’avant Ōsenseï. Car c’est résolument un passé riche et actif au niveau culturel, pédagogique, universel au niveau technique, et viable surtout. Il est intemporel justement, au lieu d’être seulement un mirage de réussite personnelle avec un imaginaire fantasmé qui cadenasse par truchement toute approche réellement candide. Alors oui : peut-être l’aïkidō s’en sortirait vainqueur. Vainqueur de lui-même et ses vicissitudes déambulatoires de la vénération des veaux d’or. Vainqueur de son « train-train » gesticulatoire et – il faut le souligner – ennuyeux au possible au bout d’un moment …
Je reviens ici sur cet exemple dont j’avais parlé déjà dans le n° 55 de ce journal, pour moi très parlant : un jour d’il y a longtemps, lorsque je venais de commencer l’aïkidō (années 1975 et quelques), lors de l’un des premiers stages de Tamura Senseï à L’INSEP de Paris, celui-ci, tel un Yoda d’avant l’heure, prononça cette phrase admirable en montrant et lançant un peu ses mains en avant : « Le KI, des doigts ça sort, dans la direction des doigts ça va le KI…!» À l’époque, adolescent, comme la guêpe j’avais noté pour plus tard le nectar de ces mots. Mais évidemment sur le moment j’avais peu compris de ses implications pratiques. Tout cela restait pour moi du domaine de cet «un peu inexplicable » si fascinant de l’aïkidō et qu’il faudrait un jour trouver. Aujourd’hui, quelque 40 ans de pratiques aïki plus tard (aïkidō et daitō-ryū confondus), je sais enfin quelques petites choses à ces propos :
1) Sans doute que Tamura Senseï ne connaissait pas toutes les implications de ce qu’il disait à ce moment-là ;

2) Cette phrase assurément venait de l’écoute des paroles de Ōsenseï. Elle restait ainsi conservée dans le parcours de l’enseignement de l’aïki-dō (transmission) en perdant pourtant tout de sa valeur pratique (effective). Cela devenait un peu comme un « kata » finalement (qui consiste à préserver des données capitales au sein d’une coque apparemment creuse neutre de forme : ces simples mots ici étaient donc devenus comme un Kata à décoder) ;
3) Cette phrase ne vient pas de nulle part, ni même de Ōsenseï lui-même. Elle vient de bien plus loin dans l’Histoire de l’aïki, puisqu’elle en est l’un des traits techniques fondamentaux de l’aïki où tout part des doigts (là, le déclenchement moteur, enfin ! Comme je l’expliquais brièvement dans le n° 55 d’Aïkido Journal). Mais précisons ici cette chose : comme pour un bombardier en vol de la Seconde Guerre mondiale, si la tête, le cerveau, figure la tour de contrôle restée à terre (ce n’est pas elle « qui fait ». Elle compile et transmet juste des informations et des directives), mes mains, ma main est «l’équipage» réel et pratique de l’engin volant (l’avion = le corps). Mes doigts en particulier en sont : le pilote (le pouce), le copilote (le petit doigt : l’auriculaire), le navigateur (l’annulaire), le mécanicien (le majeur), et enfin le pointeur (l’index : lui, cette andouille, ne sait et ne doit que pointer. Il ne touche à rien d’autre surtout* !). Sachant aussi comme je l’avais dit que la puissance du pouce égale celle des quatre autres doigts, vous avez là un premier « code d’emploi » ultra-important du KI en aïki (ce pourquoi placer son pouce dans une direction ou un angle différents aux autres 4 doigts par exemple montre souvent qu’on ne sait pas se servir de « sa main aïki». À moins, c’est vrai, d’avoir passé à l’étape supérieure de « diffraction volontaire des KI » (le KI est alors dirigé par d’autres points du corps), mais là … je tire mon chapeau, car c’est finalement extrêmement rare dans l’aïkidō actuel de façon consciente) ;

4) Pratiquement et effectivement vos doigts montrent les directions des forces ou flux de forces qui se mettent en jeu dans votre Aïki (pareillement pour la présence d’autres flux ou forces chez Uke à partir de la position de ses doigts). Et cela montre entre autres et d’ailleurs très clairement (il y a d’autres critères typiquement aïki, tout aussi flagrants…) si quelqu’un « sait » ou « ne sait pas » dans le fond, ce qu’il fait ou ce qu’il enseigne de l’aïki. Ou : jusqu’où il sait ou ne sait pas ; ou encore de qui il sait ou ne sait pas (les tics, les fameux tics : ces « lapsus du corps » si révélateurs). Et en effet pas besoin de beaucoup de simagrées emphatiques : le faux ou l’ignorance se trahissent ici d’eux-mêmes à l’exercice ! Et enfin :
5) Tamura Senseï, avec qui j’ai eu l’honneur plus tard de pratiquer plusieurs fois à l’Aïkikaï, avait dit là, avec cette histoire du KI qui partait des doigts, quelque chose d’absolument fondamental en aïki, mais


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