Les fous furieux de l’aïkidō


Olivier Gaurin à Tōkyō

C’est quoi : un « fou furieux », en aïkidō ? C’est un personnage particulier du paysage aïkidō qui n’épargne ni son temps, ni ses moyens, ni sa peine ou sa fatigue à pénétrer à tout prix le monde paradoxal de l’aïkidō. Ainsi, il est « fou », parce qu’il est « transporté », parce que ce transport à priori ne présente pour lui aucun intérêt ni aucun mérite (là sont éliminés en première poule de la coupe du monde des fous furieux : « les faux fous furieux ». Et d’ailleurs en français, on appelle ceux-là juste des : opportunistes). Et il est « furieux » - de l’italien « furore », ou :  « furioso » - parce qu’il est empreint d’un transport tout à fait passionnel : « fureur » (affect introverti), qu’il ne faut pas confondre avec « la furie » (affect extraverti).

Je pense en écrivant cela à l’article d’Ellis Amdur du précédent aïkidō-Journal (N°66) à propos de Tohei Senseï, et sur lequel je voudrais un peu revenir. Car l’ami Amdur est lui aussi un fou furieux. Et pas des moindres !  C’est en effet un de ces personnages « qui ne lâchent pas le morceau ». Bienvenue donc au club, Ellis (sourire). Ton article sur Tohei, le grand Senseï, et sa mésaventure hawaïenne avec ses deux cow-boys de service, ainsi que sa contrebande de valises de riz dans le métro, m’ont bien fait rire. Car, oui, il faut démystifier l’aïkidō. Car, oui, il faut remettre les pendules à l’heure. Car, oui,  ça fait un bien fou à l’aïkidō lui-même.

Mais : Bien sûr, en ne dénigrant point déjà, et en n’écrivant pas « n’importe quoi » d’autre part. (Et en ce sens et entre parenthèse : il y avait chez plusieurs intervenants du même précédent n°66 d’A.J. un florilège de perles assez phénoménales. Donc : « Renseignez-vous un peu plus avant d’écrire ce qui vous passe par la tête les gars, merci. Ne serait-ce que pour ne pas diriger les pratiquants sur des voies de garage ! »).

L’autre condition de la fureur de recherche, et non des moindres, est celle de la positivité. Car : oui, il faut démystifier, mais alors qu’en ressort-il de positif pour l’aïkidō ? Parce que, si l’on s’oriente sur du négatif de l’entendement, sur de la critique non pure (« matière et forme » - c’est-à-dire « chronologie et logique » - pour plaire ici à Kant), alors tout le travail de décryptage , de tentative de mise en vérité, devient juste une sorte de règlement de compte. Et là, Ellis Amdur a échappé avec brio à ce travers dans son article (et le sujet était plutôt périlleux, il faut le souligner). Le pragmatisme est en effet difficile à exercer conjointement à toute dose de « folie constructive »… et à toute bonne humeur.

Le nœud de son article en effet est double :

« aïkidō interne » & « aïkidō externe » : Comment se dépatouiller de ces deux notions d’importation assez gluantes en aïkidō ? (« Interne ? – Externe ? », est l’une des grandes préoccupations générales du travail d’Ellis dans les arts martiaux d’ailleurs, son « dada », peut-on dire). Puis :
Le KI en aïkidō : comment le définir mieux, plus raisonnablement ? Qu’est-il ?
Et c’est sur cette deuxième question que je voudrais rebondir.

La démystification de l’aïkidō, tant que son étude, permet en effet de rendre les choses plus claires. Et en effet la démystification est fort révélatrice, par exemple en ce qui concerne les formes du KI. Ce KI, de fait, est multiforme en aïkidō (je ne parlerais que de ce point de vue de l’aïkidō). Il peut être défini par plusieurs recours, utilisés le plus souvent conjointement ou de façons combinées. J’en vois, comme ça et à la volée, dix principaux (et je ne parlerai pas aujourd’hui du « KI cosmique / divin » de Ōsenseï, que, je pense, il faut clairement mettre à part dans ce genre de décryptage) :

La force interne du Kokyu-Ryoku 呼吸力 : c’est ici la puissance « des » respirations contrôlées et leurs effets (ma respiration, certes et principalement. Mais également sa liaison avec celle de l’agresseur. Ce pour quoi j’emploie ici le pluriel) ;

La mécanique de multiplication des forces (active pour Tori), et de minoration des forces (provoquée chez Uke). Ce qu’on pourrait appeler : « les contrôles de transferts de forces ordonnés en temps réels » ;

Les extensions de type « magnétiques » : ce sont les échanges de forces effectives par « appels », ou par « pilotages » des points « de cécité » d’une intention ou d’une attitude. Or ces points sont des points de faiblesse de la conscience corporelle, qui tendront dans l’idéal pour Tori - et au pire pour Uke - vers des points « zéros-lucidité » dynamiques (Mu 無/无), sans cesse actualisés. Ce type de points est activé le plus souvent sur les « trous de réactions » de Uke : ses systèmes nerveux ou d’habitude pris en défaut, ou ses systèmes corporels ou mentaux réflexes utilisés contre lui (Ce qui est différent du point n°8 que nous allons voir ensuite)  ;

Les relâchements corporels : Ici c’est l’un des grands moyens d’expression du KI, puisque ces relâchements conscients et volontaires engendrent un corrélat de condensations de puissance (effets condensateurs : accumulation/décharge, ou effets de résistances, ou de « dérivations ». C’est exactement comme en électricité… mais : dans le corps de Tori) ;

L’homéostasie « harponnée », ou ondulatoire : L’homéostasie, par définition, c’est un état d’équilibre physiologique. Il s’agit donc de l’état de santé idéale. Mais ici, on va prendre ce mot dans un autre sens : celui de l’équilibre des contraires. Et on va donc lui adjoindre ce sens du « harponnage », car il s’agit ici de s’emparer de cet équilibre, de le saisir, et d’en jouer même ou de le « refaçonner » (   harmoniques). Je parlerais donc plutôt de « centrage », dans tous les sens du terme. Entre autres centrages, celui des polarisations de puissances autour d’axes de stabilité (des points MU en l’occurrence et ici encore, cependant différents du précédent). Et « ondulatoire », car… C’est un peu compliqué à expliciter, ça ! Hum… Disons pour simplifier qu’il s’agit de l’utilisation du Yin et du Yang au sein des mouvements ou des situations (In et Yo en japonais). En effet il y a une corrélation ondulatoire entre les états d’équilibres et les états de déséquilibres en tout, exactement comme dans la relation entre le IN et le YO à l’origine de l’aïki. Savoir se servir de ces états d’équilibre/déséquilibre harponnés bien qu’ondulatoires du IN et du YO (utilisés consciemment), correspond donc à cette 5e utilisation du KI ;


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