Du rituel au symbole

Dr. Marco Favaretti de Padua
Dr. Marco Favaretti de Padua

Je ne peux traiter cette question complexe qu’à l‘intérieur de l‘étroit périmètre tracé par mon expérience de pratiquant d‘aïkidō, expérience enrichie par les enseignements et les discours que j’ai pu entendre de Hanshi Cognard, maître d‘aïkidō.

Pour le dire de façon synthétique, le fondement de mon propos est le suivant : pratiquer le rituel nous permet d‘accéder à la dimension symbolique de l‘existence et à la prise de conscience de l’interdépendance de toutes choses. De cette conscience surgit une attitude éthique envers l‘existant car l‘éthique ne peut jamais être le fruit du devoir, et, encore moins, du devoir envers soi-même. « Respecter le ciel, aimer les hommes » (keiten aijin) était le motto synthétique de Takamori Saigo. Il est intéressant de lire entre ces deux propositions, juxtaposées, une relation de causalité.

Mais que signifie accéder à la dimension symbolique de l‘existence ? Du point de vue philosophique, cela signifie comprendre que le monde vrai (jisekai) et le monde apparaissant ou manifesté (awarerusekai) sont en même temps égaux et différents. Les phénomènes ne sont pas la réalité, mais la réalité n‘est pas différente des phénomènes.

Cet enseignement du zen qui touche à la relation entre le monde immuable et le monde fluctuant me semble utile pour expliciter le rapport dialectique qui unit le symbole à la chose symbolisée. A la différence du lien entre le signifiant et le signifié, qui est conventionnel, le symbole évoque sa partie correspondante et manquante. Il renvoie donc à une réalité qui n‘est pas fixée par convention, mais produite par recomposition, comme nous le dit l’étymologie grecque du terme (sun ballein: mettre ensemble). Donc, si nous pouvons accéder au symbole, c‘est en vertu du fait que le symbole parle à cette partie de nous que nous ne reconnaisons pas encore comme une partie, à cette moitié du corps, perdue, coupée par Zeus, que chaque homme recherche.

Mais revenons-en à la dimension de la pratique martiale. Si nous devons être reconnaissants vis-à-vis du monde des arts martiaux traditionnels, c’est surtout parce qu’ils ont gardé et transmis une pratique faite de gestes qui ont une dimension rituelle très éloquente. La technique d‘aïkidō, avec sa gestion de la violence, implicite dans l‘attaque, ne peut pas ne pas être vue comme une mise à mort rituelle de l‘attaquant qui se conclut non seulement par son maintien en vie, mais aussi par l’accès à une vie nouvelle. Prenons par exemple la technique d‘irimi : le moment du contact entre les corps de uke et shite symbolise la mort de l‘attaquant, la phase aérienne de la projection symbolise la période entre deux existences - le bardo de la tradition tibétaine –, le contact avec le sol dans la chute, l‘instant de l‘incarnation et l’acte de se remettre debout le moment de la naissance, et la nouvelle existence manifestée. Répétée des milliers de fois sur le tatami, cette expérience avec le corps « lave » le karma de l‘individu en lui permettant d‘accéder à son identité profonde, à une perception de soi libérée du doute sur sa propre nature.

Dans un cours d‘aïkidō, gestes rituels et symboles alternent sans cesse comme chaîne et trame du tissu de l‘existence : dans le shinkokyu du misogi d‘aïkidō, les gestes que nous réalisons avec nos mains (haut-bas, uni-séparé, centre-périphérie), construisent peu à peu un espace péricorporel qui s‘ouvre sur un espace externe ordonné. Ils codifient un langage spatio-temporel qui structure la conscience et permet l‘accès au moi profond. En cela, le geste rituel trouve la valeur fondatrice de son identité.  L‘absence de doute sur sa propre identité est l’un des facteurs qui permet une relation à l‘altérité libre de toute violence, l‘autre facteur étant l’aquisition d’un langage corporel suffisamment riche pour pouvoir se représenter la réalité qui nous entoure.

Nous devons garder à l‘esprit le fait que chaque geste que nous faisons est accompli par le corps et que celui-ci n‘est pas séparé des consciences naturelles, de la conscience universelle. Chaque geste accompli en accord avec les principes du monde immuable (le kokyū en aïkidō) nous met en contact avec ce monde, chaque geste en désaccord nous en éloigne et nous renvoie au doute sur soi et au solipsisme. Il n’y a rien de ce que nous faisons qui n‘ait pas d‘impact sur notre corps, et même notre patrimoine génétique peut être modifié par nos actions, disent les généticiens. Renforcer le lien avec le monde immuable, dont nous sommes tous la manifestation, nous permet de situer la relation entre les hommes sur un terrain commun libéré de toute violence car ce terrain est celui d’un langage universel, le langage symbolique  qui peut tout accueillir.

Les conséquences produites sur notre société par un style de vie qui a perdu toute dimension rituelle  sont sous nos yeux. Une fois disparu le rituel lié au cycle de la nature, aux phases de la vie de l‘homme, aux rencontres et aux abandons, les hommes, privés du langage fondamental véhiculé par les rites, laissent se propager la violence, née de la peur de l’inconnu et de la diversité : les relations entre les hommes et les femmes deviennent tendues, chaque étranger est potentiellement un ennemi, la nourriture et l‘environnement ne sont plus la substance qui nous compose, mais une source de danger.

L‘usage du rituel comme moyen pour re-créer un langage commun et pour endiguer la violence n‘est pas la prérogative des cultures humaines. La valeur du rituel et de la dimension symbolique est constamment mentionnée par la psychanalyse


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