L’aïkidō serait-il devenu anhistorique ?


Olivier Gaurain pendant notre 1e enrevue à Paris

«Ne devraient-ils pas mieux faire de l’aïkidō ?»… Hum, la dernière fois que je suis allé m’entraîner, et juste avant ce cours, en regardant autour de moi, je me suis aperçu, effaré… que parmi la cinquantaine de pratiquants présents, pas un seul, je dis bien : «pas un seul», n’avait les lombaires cambrées : «assiette normale», comme on dit en équitation, et donc bassin en légère antéversion. Et d’ailleurs pas un n’avait ni même le dos droit ! Tous en effet avaient le dos rond : et donc les hanches en rétroversion, la tête en avant, les genoux aussi largement écartés, et bien évidemment… les mains posées sur leurs genoux !
Pire : pendant le cours j’ai réalisé que tous gardaient cette position de hanche «fesses en fuite», et ce dos rond dans leurs pratiques. Et c’était pas beau à voir !
Comment espérer pouvoir faire ne serait-ce qu’un mouvement correct, espérer effleurer, toucher ou même approcher l’aïkidō, ou un Aïki juste, avec un Shisei (structure corporelle) aussi désastreux, aussi bien en statique qu’en dynamique ?
Les pratiquants tombent ainsi facilement d’un Aïkido actif et «pénétrant»… vers un aïkido fuyant et crispé, aussi bien pour Tori que pour Uke. Et c’est ce que j’ai remarqué une fois le cours lancé : ces pratiquants faisaient un Aïkido loin de leur partenaire, de ce fait mettaient beaucoup d’épaule, de «carapace» à leur mouvement, s’accrochaient à Uke, le tiraient et le poussaient, tournaient sur place tout seuls, avançaient ou reculaient avec les fesses en arrière, les pieds en canards, peinaient même à bouger librement, ce qui nécessitait pour eux beaucoup d’efforts parce que beaucoup de vitesse devenait nécessaire aussi. Ils ne souriaient pas vraiment, avaient des yeux fuyants, et semblaient dans leur quasi sérieux perpétuel «en hypnose de vie». Bref, c’était un peu : «Le grand monde Perlimpimpin de l’aïkidō des langoustes enrocaillées» !
Et ensuite on se plaint que l’aïkidō, ça ne marche pas : Tu m’étonnes Georges! Mais peut-être est-ce là l’un des points de frontière, le col ou alors le ravin infranchissable, incontournable, qui existe entre : «Mettre de la force», c’est-à-dire rester dans le schéma primaire et l’état psychique de la compétition, et… «Effectuer un mouvement divin» («l’Erlebnis2» : la technique révélée absolue !).
Je ne sais pas si la description, ou l’image que j’essaie de lire/retranscrire ici, est bonne, mais c’est ce que j’ai vraiment ressenti ce jour-là !
Cette constatation m’a fait énormément penser, et à l’inverse, au phénomène de réactions sociales dit «des Gilets Jaunes» qui, parti cette fois de France, s’étend peu à peu (et peut faire tache d’huile au monde).
En effet, cette posture du «dos rond» est caractéristique des gens fatigués, isolés, des gens faussement affables (des lâches aussi), ou des gens qui se sentent ridicules, dévalorisés, des gens dépressifs, des gens abusés, ou même des gens désespérés : Bref, de ceux dont l’énergie et l’élan vital sont mis à mal, à très mal, ou sont mis en danger ou en asservissement intolérable. Cette posture du dos rond montre finalement que la vie elle-même est mise : «en berne».
«Le chat a peur : il fait le dos rond…»: Regardez : les animaux lorsqu’ils ne sont pas inquiets n’ont jamais les hanches ainsi tombantes vers l’arrière (surtout les animaux sauvages). C’est en fait totalement contraire à leurs forces de survie. Un chien, pourtant domestique, est un autre exemple : lui non plus ne met pas spontanément ses hanches (et donc sa queue) en rétroversion. Sauf en signe de soumission justement, de crainte, de peur, ou de volonté de fuite. Le dicton populaire dit bien alors et avec justesse : «Fuir la queue entre les jambes». On dit aussi, pour quelqu’un de bravache, ou un fanfaron fort peu courageux : «Fier comme un chien sans queue».
Et là, on voit tout de suite le rapport avec ce qui se passe actuellement dans ce mouvement des Gilets Jaunes: Comme lorsqu’une goutte d’eau fait déborder un vase plein, ces citoyens qui se sentaient ruinés, reniés, méprisés, ou rabaissés par des décisions les concernant au niveau social, politique, économique, écologiques, etc., sont sortis de leur apathique asservissement de classe. Car oui, «classe», c’est le mot juste ici, puisque ce mot exprime cette idée fondamentale de la place que chacun occupe dans les systèmes de décision et d’autorité. Ils se sont extirpés de leur «dos rond», de leur «zone d’inconfort» : ne dit-on pas pareillement dans le langage populaire : «Faire le dos rond» pour exprimer cette idée qu’il faut parfois supporter l’inacceptable3 ? Et ils se lèvent enfin pourquoi ? Ils se lèvent pour se montrer d’un coup solidaires, libres et revendicateurs, combattifs et têtus (pacifiquement d’ailleurs, du moins au niveau des personnes, pour l’écrasante majorité des Gilets Jaunes à ce jour (mi-décembre 2018). Ils sont devenus aussi curieux soudain de tout, engagés, militants, ainsi que relativement stables dans leurs revendications : se réapproprier un pouvoir décisionnel communautaire qu’on leur a «piraté» depuis des lustres (encore que «pirater» est un verbe plutôt laxiste ici). Et surtout, ce qui pourrait être surprenant … ils se sont sortis de leur apathique asservissement de classe pour se montrer d’un coup : lucides.
Lucides sur des sujets qui pourtant leur avaient été ôtés de «leur répertoire à réfléchir». De fait, donc, ils ont soudainement redressé leurs hanches, et peuvent : dire, manifester, revendiquer, s’opposer. Ils peuvent lutter aussi envers ce qui les coerce (contraint) contre leur nature, et élaborer/théoriser recréer enfin et au possible un avenir ou des idées d’avenir et de monde «meilleur» pour eux, mais également pour leurs enfants ou petits-enfants… (Enfin, on peut le croire, et : on verra … ! Car les trahisons, les récupérations, les incohérences, les essoufflements ou les débordements sur ce type de mouvement peuvent être nombreux).
Bon, ce changement radical et soudain de la goutte qui fait déborder le vase est étonnant (et carrément historique au monde, car il remet en question tout son fonctionnement oligarchique et privé dans ses fondements), surtout au niveau d’une fraction importante d’un peuple. Mais il montre bien ici, surtout, ce rapport très ténu entre les expressions du corps, ou des corps (on peut parler ici de : «corps social»)… et notre attitude au monde, de façon personnelle, ou même ici : communautaire.
Alors, je sais bien qu’il est difficile de savoir aujourd’hui, au moment où j’écris cet article, ce que tout cela donnera, mais deux choses m’apparaissent comme certaines en ce point : 1) De même que pour chacun de nous à titre individuel, un peuple qui est un peuple de citoyens actifs devrait pouvoir choisir réellement son destin, ou, du moins, les conditions de réalisations et de décisions de ce qu’il pense bon pour lui (et ici en l’occurrence faire une politique pour l’ensemble général des citoyens, et non seulement pour une infime portion privilégiée de ceux-ci). Et, 2) Toute forme de domination qui ne peut JUSTIFIER son autorité passe, in facto, dans le caractère de l’illégitimité (avec ce sens classique du verbe «justifier» ici, qui est : «fondée tant en raison qu’en justice», c’est-à-dire : «fondé raisonnablement par ce qui est juste»).

Et, curieusement, on retrouve l’aïkidō ici puisque : 1) L’aïkidō lui aussi doit pouvoir choisir son destin Aïki (ou : une façon Aïki particulière de voir les actes d’une confrontation nous concernant). Ou du moins il s’arrange pour pouvoir choisir : «ses» conditions de réalisations et de décisions Aïki face à une situation, ou une tentative de domination, vues comme inacceptables (des agressions : notre thème de travail pourtant). Puis : 2) L’aïkidō réfute finalement toute forme d’autorité illégitime (agression là encore), ou celle qui ne peut jamais se «justifier» (tel que l’agresseur le voudrait, bien évidemment, et dans le discours type d’un agresseur, qui est : «C’est moi le plus fort et qui gagne : Donc j’ai le droit de t’asservir de la façon que je veux à mes projets, fussent-ils funestes ! »).

Et non, mes amis, ce rapport étonnant entre ce qui se passe en ce moment (une crise grecque à vitesse et puissance  «grand V») et l’aïkidō, je ne l’ai pas fait exprès. En fait, c’est normal … si l’on pense que l’aïkidō ait à être juste lui également bien sûr. Je souris ici, c’est vrai, en écrivant cet article que je n’avais nullement prémédité – l’actualité oblige un peu, parfois - car il m’interpelle tout en l’écrivant.
D’autres parallèles peuvent être faits en ce point. Ou du moins des questionnements qui devraient interpeller les Aïkido-ka (ce qui ne semble guère pourtant). Par exemple : «L’exacerbation entraîne des violences. Mais existe-t-il ainsi des violences légitimes?» (et ce n’est pas ici seulement un problème de droit juridique). Ou encore : «L’aïkidō n’a plus de vocation politique (ce qui dépend de la gouvernance d’un État ou d’un groupe humain), il a désormais une vocation ontologique (ce qui dépend de la gouvernance de l’être). Mais alors quel rapport entretient désormais l’aïkidō entre le politique et son ontologie ? ».
Une autre question : “En ce moment sur la planète, deux mondes sont en train de s’affronter, exactement comme dans Star Wars : le monde de «l’Empire» de la finance (ultralibéralisme… de l’usure (pardon pour ce qui ressemble ici à un pléonasme et à la fois à une tautologie), et le monde des cultures et des terres historiquement traditionnelles (bien réécouter en ce point le dernier discours de D. Trump (septembre dernier) à la 73e cession de l’assemblée générale des Nations Unies, pour comprendre cet enjeu mo  … lisz plus dans l'AJ69FR

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