JAPON par Sylvie Lopez

Histoire d’un voyage fabuleux

Auteur Sylvue Lopez - 2015.
Auteur Sylvue Lopez - 2015.

C’est l’histoire d’un voyage fabuleux, qui traverse les lieux où naissent  les histoires. L’on y rencontre des personnages dont la vie réelle est devenue légende et des personnages de légende qui trouvent dans le réel leurs emblèmes. Les lieux-dits ont les éléments naturels pour entrée en matière, et la mémoire l’expérience pour point d’ancrage.
Troisième jour. Notre équipée, lancée sur les traces de Kukai, a quitté Koya. Notre parcours refait le chemin dans l’ordre où lui-même l’a parcouru, de la mort à la naissance. Dans le cimetière tout proche, Kukai veille et les pèlerins veillent sur Kukai. Vêtus de blanc, ils psalmodient devant le pavillon en bois pâle dont la porte donne, on le devine, sur Kukai, en méditation depuis mille deux cents ans. Il est invisible et présent avec force dans l’odeur forte de l’encens. A-t-il les cheveux longs ou fraichement coupés, la barbe taillée ou hirsute ? On imagine sa vitalité, dans une logique nouvelle qui s’accommode sans peine de l’invraisemblance. Le matin, au temple Kongobuji, des fusama d’une incroyable beauté ont retracé sa vie. Sur l’un, des paysans sont au travail dans les rizières, sur un autre, des bateaux chargés d’hommes emportent Kukai en Chine. Le trait est net, et seule l’encre posée par touches donne figure aux personnages. Ici, un chien blanc et un chien noir, au premier plan dans le paysage vallonné, attendent Kukai pour le guider, comme le veut la légende, jusqu’à Koya où il fondera le premier temple du bouddhisme Shingon. Là, sur un panneau de bois sombre, la neige sur la branche de cerisier est plus aveuglante que la neige de montagne. L’avant-veille, dans un temple d’Osaka,  le Shitennô-ji, le cinéma s’invite, un instant, près d’un puits autour duquel, penchés, en cercle sur la margelle, nous crions le nom de Chobo. Au fond, des pièces de monnaie miroitent avec, en arrière fond, le reflet d’un dragon peint au-dessus, pour ouvrir une autre profondeur.
S’il existe une ville invisible dans la ville, c’est celle des sons et des odeurs. A Osaka, l’odeur d’encens, récurrente d’un temple à l’autre, et subtile, moins écœurante qu’à Bali mais aussi essentielle, se mêle aux sons des feux rouges, des cloches et des piécettes jetées à la volée aux autels. Dans la ville visible, des maisons d’un autre âge côtoient des immeubles modernes et métalliques, et seul les relie le réseau compliqué des fils électriques. L’architecture de la ville n’a d’égale que celle des repas. Dans le temple de Koya, il est servi sur trois plateaux, dont l’un, plus élevé, est destiné au convive, tandis que les deux autres invitent symboliquement les ancêtres dont on supporte d’autant plus aisément la présence qu’elle est ainsi accueillie. Des bols reçoivent la nourriture, dentelés, en faïence verte, ou ronds et ornés de fleurs de pruniers, en bois verni ou veiné, rectangulaires, en ellipse, ou pétaliformes. Dans ces ustensiles, agencés pour décrire un parcours précis, s’ordonne une nourriture ovale ou cubique, diaphane, marbrée, orangée ou gris pâle, algues ou anguilles, thon rouge ou lotte, tofu spongieux dégorgeant son eau dans la bouche, légumes frémissants dans l’eau de la marmite, tempura laissant transparaitre la couleur verte de la courgette, le rosée de la crevette ou la pâleur de la patate douce. L’architecture est là, dans ce repas livré d’emblée ou par étapes et qui contente sans jamais rassasier. A Koya, Hotei, la divinité du bonheur, nous a invités à sa table. Le regard pointu, les oreilles décollées, le sourire d’une bienveillance infinie, le moine du temple assiste au repas, offre à boire, prend la pose pour la photographie, plie sous l’ivresse. Ses facéties déchainent les rires, mais son discours, inintelligible et si compréhensible, nous touche, pour longtemps.
Deuxième jour. Nous empruntons la route du pèlerinage de Koya à Kumano. Après le bain brûlant, la nuit au temple sans trouver le sommeil, les trois notes de l’uguisu, les mêmes exactement que dans Barberousse, nous ont fait lever de bonne heure pour assister à la cérémonie. Pour y participer plutôt car, dans ce voyage, le faire préside au voir, l’action crée l’impression qui conserve l’image et  respecte l’identité du lieu. La cérémonie est un rituel qu’il faut saisir par la pratique : quitter le seiza, s’y replacer, saluer les mains jointes, levées bien haut, prélever dans un récipient une pincée de sésame pour la semer dans un autre parmi les bâtons d’encens fumants et parfumés, saluer à nouveau, se relever pour revenir à sa place à reculons, sous le roulis des voix rocailleuses qui psalmodient. Sur la route vers Kumano, le temps est idéal : pluie en rafale comme dans un film de Kurosawa, nappes de brumes au flanc des montagnes qui se changent en brouillard épais. L’on perçoit alors de quel élément l’imaginaire se nourrit. Les feuillages sont assez denses pour dissimuler les moines guerriers, et, sous la brume, des armées entières sont en marche. Les troncs sont droits et aussi effilés que les lances. Sur la montagne immuable pousse une forêt traversée de brouillard et changeante, transformée par endroit en champ de troncs coupés, en vrac après le dernier typhon. Entre les montagnes, la rivière a changé son cours, et surnagent des débris végétaux qui la recouvrent en partie. La cascade de Nachi se voit de loin. Elle part de haut et retient seule la lumière. Sous une pluie de cinéma, torrentielle, on aperçoit le temple shintô,  orangé et visible. Mais le vrai temple est le vieil arbre dont le tronc creux laisse passer deux ou trois personnes à la fois. On y descend par un escalier. En arrivant à Kumano, l’on reconnaît le temple à son emblème, un phoenix dessiné sur les kakemono, ou peut-être un corbeau, qui donne au Tengu sa figure provisoire. Ici, le visible et l’invisible se côtoient et le brouillard donne au lieu son secret. Au Japon, il faut deux heures au plus pour changer totalement de paysage, et nous quittons la brume des montagnes pour un bord de mer plus calme mais tout aussi pluvieux.
Troisième jour : changement d’Ile. Nous laissons Honshu pour Shikoku, lieu de naissance de Kukai. Le temps a changé aussi vite que le paysage et il fait grand bleu. La route longe un bord de mer parsemé de rocailles jusqu’à Takamatsu où la soirée sera festive, agrémentée de bières et de sushis au maquereau, énormes.
Quatrième jour. Dans le ryokan où nous passons la nuit. En contrebas, la mer se fracasse contre un petit amas de rochers. Nous sommes à la pointe sud de Shikoku, au cap Ashizuri. Comme d’habitude, finirait-on par écrire, les paysages se sont succédés ou plutôt substitués l’un à l’autre à une vitesse prodigieuse. Les montagnes couvertes de forêts ont disparu d’un coup, laissant place à la côte rocheuse, puis aux rizières, puis aux arbres d’agrumes, portant citron, pamplemousse, mandarine, ou plutôt yuzu, mikan, butan, zabon. Et de nouveau, la côte. Avant le temple Kongôfukuji, le trente-huitième du pèlerinage, nous nous rendons au Zentsuji, construit par Kukai sur son lieu de naissance. Le temple est composé de trois édifices. Entre les deux derniers, se dresse la statue de Kukai cernée de quatre-vingt-huit divinités. Ici, une nouvelle expérience nous attend qui met fin à la visite. La vision s’éclipse, inconsistante devant l’action qui inscrit dans le corps le lieu et son souvenir. Dans le dernier bâtiment, une ouverture est ménagée à laquelle conduit la déclinaison du sol. Depuis l’entrée rien n’est visible. Il faut, nous dit le Maître, marcher lentement et sans arrêt en gardant la main gauche au contact de la paroi. Trois Japonais forment un petit groupe bruyant et inquiet que chacun de nous tentera d’éviter avec plus ou moins de réussite. Une fois la descente amorcée, l’obscurité devient très rapidement complète. La paroi est fraiche et lisse sous la main, ondulante, avec de brusques bifurcations. Dans le noir total les battements du cœur s’accélèrent. Pendant la traversée qui ne connaît de répit que dans une petite chapelle éclairée et parfumée d’encens où l’on fait sonner une cloche qui résonne longtemps, avant que la progression ne reprenne, aucune pensée ne vient. La vie psychique a disparu avec les sensations et seul le sentiment d’exister subsiste autant que persiste le toucher de la paroi. Dans ce sous-sol vers lequel on s’enfonce et duquel on ressort, frigorifié, nous sommes passés par la mort puis la naissance. Il faudra la chaleur du soleil et les gâteaux aux crevettes, aux épices et à la patate douce pour reprendre ses esprits. Ce voyage, singulier, a laissé en souvenir la sensation de la paroi ondulante sous la main, celle du froid de mort et celle, enfin, de la chaleur solaire, vécue comme pour la première fois. En fin d’après-midi, la visite du Kongôfukuji est une nouvelle expérience, qui enrichit d’autant la mémoire. Elle commence par des gestes, toujours les mêmes : à l’entrée, remplir l’écuelle en métal de l’eau qui sort de la source, la faire couler sur les mains, dans la bouche, sur le manche qui a servi au rituel et la reposer lentement. Après un salut sous le Tori, la visite peut commencer car les sens ont été mis en éveil. A droite s’alignent les boutiques de charmes et d’encens, et les calligraphes qui remplissent à la demande les carnets des pèlerins d’une écriture plus ou moins fine et déliée. De l’autre côté, un petit lac est cerné de rochers. Le croassement des grenouilles, les trois notes de l’uguisu, les tintements de la cloche shintô et les chants des pèlerins donnent à l’endroit un climat  infiniment paisible. Derrière le temple, si l’on en fait le tour, des statues de bouddhas, de déesses Kanon, de Fudomyo couronnés de flammes, sont alignées sur plusieurs étages. La lumière de cette heure, douce et mordorée, rend le bois lisse. Les statues sont  graves et compassées, moins expressives que celles du temple précédent rassemblant des moines en pierre goguenards, grimaçants ou perplexes, comme une galerie de personnages que nous faisons dialoguer à l’envie. Après conciliabule, un moine accorde à notre petit groupe l’entrée du temple. Nous sommes tout près des trois statues qui habitent au fond de l’autel, une Kanon encadrée par Fudomyo et Bichamonten. Le moine guide notre visite : la Kanon, dorée, est asexuée,  jeune femme ou jeune homme selon la distance, le Fudomyo a la corpulence d’un homme de vingt ans, proportionné, de stature humaine, réalisé par assemblage. La statue de Bichamonten, protecteur des arts martiaux, varie selon le point de vue. Fudomyo porte la lance et la corde, mais, plus que tout, des yeux frappants : la prunelle est mordorée, le blanc de l’œil luisant, tellement vivants que c’est leur fixité qui paraît irréelle. Son corps est sombre et bleuté. Dehors, le soleil décline et donne aux Kanon un aspect velouté et au bouddha de la médecine qui s’offre aux caresses des passants, un teint de miel. Ce lieu n’est pas fait pour être quitté et il faut partir à regret. Au ryokan, les tatamis en paille sont parfumés et le thé macha mousseux. Le repas est somptueux : sushis disposés en éventails, plateau de coquillages, crevettes et langoustes. Et toujours des bols, en faïence ou en céramique, aux couleurs vives et fleuries ou mats, bosselés, accueillent la nourriture comme une offrande. Sur certains, des couvercles préservent le mystère et délivrent, quand on les soulève,  des fumets iodés ou épicés. La soupe, servie en dernier, avant les fruits taillés comme des arbres, est limpide comme un lac. Quelques herbes y surnagent, qui ont plus de saveurs que des brassées.
Vendredi. Les pèlerins vêtus de blanc, gantés et coiffés d’un chapeau conique comme celui des paysans des rizières, sont venus de bonne heure au temple. Un chemin de forêt nous conduit au cap, un canyon constitué de roches feuilletées et ouvert largement sur le Pacifique. Depuis le promontoire sur lequel est élevé un petit temple shinto qui abrite une divinité de la mer couverte de colliers de perles, le point de vue est imprenable. A présent, notre groupe s’engage sur un chemin côtier, dans l’odeur forte du chèvrefeuille. D’un seul coup, c’est l’été. Sur la plage de galets, la grande arche laisse passer les vagues.
Lendemain. Lever cinq heures. Les voitures foncent au milieu des rizières, dans la lumière matinale. Sur les collines, les azalées, taillées en boule, sont en fleurs, rouges et orangées. Un ferry nous transporte sur l’Ile de Kyushu, pour notre rendez-vous avec Amaterasu, déesse solaire du Shintoisme. La végétation a changé et les pins vert sombre se mêlent à des feuillages plus tendres. Les carpes en tissu multicolore flottent au vent parmi les azalées pour annoncer la fête des garçons. Arrivés tôt au ryokan, nous prenons par petits groupes le temps d’une promenade au village. Visiblement notre présence intrigue et les enfants viennent en vélo regarder de plus près nos visages. Des vieilles dames nous saluent. Au port, un pêcheur nous offre des sashimis qu’il prélève sous nos yeux dans les filets de poissons justes levés, et dont la chair, fraiche et fondante, est dégustée avec respect.

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